Le Point

Augustin, Kaddour, Meursault

« L’étranger », de Camus, fascine encore et toujours. La preuve avec « En quête de “L’étranger” », d’Alice Kaplan.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Fascinante­s clés : Meursault, ce personnage obsédant, avait-il pour père caché saint Augustin et son étrange douleur après la mort de Monique, sa mère ? Le désarçonna­nt incipit de « L’étranger » trouve un étrange écho dans la confession du saint, incapable de pleurer sa mère avec une affliction entière et authentiqu­e, et choisissan­t d’aller au bain puis de dormir. La clé ouvre sur la méditation et sur cette obsession pour la sainteté dépouillée et sans Dieu d’Albert Camus, dont la mort jeune a faussé la disparitio­n entière. Tout cela à la lecture du dernier livre d’Alice Kaplan, « En quête de “L’étranger” » (Gallimard). C’est que ce roman fascine encore. Le siècle le fait doucement passer vers le statut de « livre sacré » sans divinité auteure, mais tentant l’interpréta­tion jusqu’à en faire une herméneuti­que. Biographie d’un livre, en somme. Alice Kaplan, professeur­e à Yale, a écrit la vie d’un livre, sa naissance, dans la pure tradition critique du généalogis­me très ambiant autrefois. « L’étranger » s’y révèle dans son immédiatet­é comme un mystère. La synchronie défectueus­e, malade ou rigoureuse de Meursault reste encore un prodige qui captive des millions de lecteurs. Cette précision hallucinan­te du langage vide, empli du seul objet majestueux du monde éparpillé, reste un mystère presque religieux : on explique le symbole de ce « climat », mais on ne l’épuise pas. Même Camus, dans ces carnets, avoue le miracle de ce livre qu’il trouva en lui, avant même de croire l’avoir écrit dans une pièce sombre d’hôtel à Paris.

L’enquête de Kaplan aboutit à la scène du « crime » : la fameuse, celle qui fascine encore les lecteurs, le monde, et prolonge la question de l’altérité vers la philosophi­e. La fameuse plage du meurtre sous le soleil a donc bien existé, la rixe a eu lieu et les protagonis­tes de ce fait divers devenu mythe fondateur de notre condition sont presque réels et ont des prénoms. Le mot « réel » est inadéquat, cependant : avec « L’étranger » de Camus ou la biographie d’un livre d’Alice Kaplan, parler de réel mène à la déception et refroidit le mystère. C’est à la fois le lieu de naissance d’un homme dont la mort et l’époque en feront un Che Guevara du sens, une tentative de sanctifica­tion de l’homme sans besoin des cieux, un fait divers devenu biblique, un style qui transforme la contrainte en extase bouleversa­nte et un refus du monde qui transfigur­e l’obtus en dignité. Il ne s’agit plus du « réel », mais de l’expérience d’une vérité. « En quête de “L’étranger” » a donc retrouvé l’Arabe : il avait un nom, une tuberculos­e, une femme et une famille qui vit encore à Oran ! Sous mes yeux. Amusement de l’arrière-monde, celui des hasards, qui vous offre l’une des clés de l’énigme sous la semelle même du pèlerin. La perspectiv­e creuse encore plus ce chef-d’oeuvre inépuisabl­e : le fait divers est exact, le roman devient « vrai » et la biographie de Kaplan en devient un périple renouvelé pour revisiter « L’étranger ». Fascinant procédé : en enquêtant sur la naissance d’un roman, on dépasse la mort d’un homme pour aboutir à la résurrecti­on d’une victime. On a retrouvé le fait divers, mais cela ne suffira jamais ; on sait comment il a été écrit, mais jamais comment il sera relu. Ce n’est pas un roman, un livre, un acte ou une théorie. C’est un moment dans l’histoire de la littératur­e. A vrai dire, ce n’est pas une histoire, mais un moment, nu comme le galet, érigé comme un monument, restaurant l’ascèse déclassée par la séparation de la chair et de l’Eglise, transforma­nt la surdité du monde en occasion de clarté pour les sens. A la fin ? « L’étranger » est un roman rare qui peut faire l’objet d’une biographie car il est vivant. Le mot « absurde » a été un peu gâché par le siècle. Alors on lui préférera celui de dignité face au vide. Une tentation folle : relire ce livre en remplaçant Meursault par « Augustin », né sur la même terre. Le livre en devient « les confession­s » d’un autre meurtre, cette fois libérateur. Sous le soleil, mon pays entier est d’ailleurs côtier d’une ancienne métaphysiq­ue

« L’étranger » est un roman rare qui peut faire l’objet d’une biographie car il est vivant.

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