Pour Aude Lancelin
Ce n’est pas une blonde, c’est un soldat. Son arme : le mot juste, qui n’est jamais cruel, au contraire de ce que croient les gens ne sachant pas lire. Ce qui est cruel : le mot injuste. Aude Lancelin, agrégée de philosophie ayant naguère choisi le journalisme au lieu de l’enseignement, vient de faire paraître « Le monde libre » (LLL, 19 €), livre aussi brutal, dérangeant et iconoclaste que le furent « La société du spectacle » de Guy Debord ou « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary » de Guy Hocquenghem. C’est un réquisitoire foudroyant, écrit avec une grâce et une élégance de marquise de Sévigné, contre la presse française, notamment celle de gauche. Les critiques de la presse de gauche viennent souvent de la droite. C’est de bonne guerre idéologique. Aude innove : c’est de la gauche qu’elle met en pièces L’Obsolète, amusant pseudo trouvé par elle pour L’Obs, ancien Nouvel Observateur. Elle ne s’attarde pas, dans ce texte brûlant et scintillant que doivent acquérir d’urgence tous les gens ayant ou ayant eu la passion du journalisme, sur son licenciement de L’Obs en 2016.
Il a pourtant provoqué des réactions d’intellectuels insoumis. Il y en a encore quelques-uns. Punie pour avoir développé des idées, des sujets et des thèmes en accord avec son engagement et son tempérament de gauche – et non gauchiste, accusation dont l’ont accablée ses bourreaux et dont elle se défend, dans « Le monde libre », avec une ironie qui fait une grande partie de son charme littéraire –, Aude Lancelin s’interroge sur la nature de L’Obsolète : est-il toujours de gauche, après son rachat par trois milliardaires ? On aura beau jeu de lui répondre que L’Obs était déjà, quand il s’appelait Le Nouvel Observateur, la propriété d’un milliardaire : Claude Perdriel. Et que son appartenance à la gauche faisait rire plus d’un de ses lecteurs de droite.
Dans « Le monde libre », Lancelin brosse un tableau balzacien – c’est la deuxième partie d’« Illusions perdues » écrite par le vif et ombrageux d’Arthez – de notre petit monde parisien qui se croit grand. Les portraits sont au vitriol : on reconnaît tous les gens de lettres même quand l’auteur a c hangé l e s noms. I nt r i g ues , c a l o mnies, manoeuvres, complots forment le fond de sauce de cet infâme brouet que le lecteur dévorera avec délices. Le livre se lit comme un roman policier dont on connaît la fin, puisqu’elle est au début : le licenciement d’une jolie jeune femme libre et spirituelle qui croyait pouvoir écrire ce qu’elle pensait, comme elle le pensait, quand elle le pensait, et garder sa place à la direction d’un important hebdomadaire de gauche. Aurait-elle été mieux protégée dans un important hebdomadaire de droite ? Un beau livre est la réponse à toutes les questions que se posent l’auteur et le lecteur : Aude en a écrit un.
« Le monde libre » n’est pas un manuel d’indignation, cette manie de vieillard. C’est, pour reprendre l’expression de Marx, « la critique implacable de tout ce qui existe » . Et un appel à la révolte intellectuelle telle que la définirent et la proposèrent les philosophes français du XVIIIe siècle chers à Aude Lancelin. Au contraire du Sauron de Tolkien, l’obscurantisme ne sera jamais détruit, et c’est sans fin que nous devrons parcourir les terres du Mordor pour nous débarrasser d’un anneau qui, par une magie débilitante, reviendra aussitôt au creux de notre main