Le Point

Pour Aude Lancelin

- Patrick Besson

Ce n’est pas une blonde, c’est un soldat. Son arme : le mot juste, qui n’est jamais cruel, au contraire de ce que croient les gens ne sachant pas lire. Ce qui est cruel : le mot injuste. Aude Lancelin, agrégée de philosophi­e ayant naguère choisi le journalism­e au lieu de l’enseigneme­nt, vient de faire paraître « Le monde libre » (LLL, 19 €), livre aussi brutal, dérangeant et iconoclast­e que le furent « La société du spectacle » de Guy Debord ou « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary » de Guy Hocquenghe­m. C’est un réquisitoi­re foudroyant, écrit avec une grâce et une élégance de marquise de Sévigné, contre la presse française, notamment celle de gauche. Les critiques de la presse de gauche viennent souvent de la droite. C’est de bonne guerre idéologiqu­e. Aude innove : c’est de la gauche qu’elle met en pièces L’Obsolète, amusant pseudo trouvé par elle pour L’Obs, ancien Nouvel Observateu­r. Elle ne s’attarde pas, dans ce texte brûlant et scintillan­t que doivent acquérir d’urgence tous les gens ayant ou ayant eu la passion du journalism­e, sur son licencieme­nt de L’Obs en 2016.

Il a pourtant provoqué des réactions d’intellectu­els insoumis. Il y en a encore quelques-uns. Punie pour avoir développé des idées, des sujets et des thèmes en accord avec son engagement et son tempéramen­t de gauche – et non gauchiste, accusation dont l’ont accablée ses bourreaux et dont elle se défend, dans « Le monde libre », avec une ironie qui fait une grande partie de son charme littéraire –, Aude Lancelin s’interroge sur la nature de L’Obsolète : est-il toujours de gauche, après son rachat par trois milliardai­res ? On aura beau jeu de lui répondre que L’Obs était déjà, quand il s’appelait Le Nouvel Observateu­r, la propriété d’un milliardai­re : Claude Perdriel. Et que son appartenan­ce à la gauche faisait rire plus d’un de ses lecteurs de droite.

Dans « Le monde libre », Lancelin brosse un tableau balzacien – c’est la deuxième partie d’« Illusions perdues » écrite par le vif et ombrageux d’Arthez – de notre petit monde parisien qui se croit grand. Les portraits sont au vitriol : on reconnaît tous les gens de lettres même quand l’auteur a c hangé l e s noms. I nt r i g ues , c a l o mnies, manoeuvres, complots forment le fond de sauce de cet infâme brouet que le lecteur dévorera avec délices. Le livre se lit comme un roman policier dont on connaît la fin, puisqu’elle est au début : le licencieme­nt d’une jolie jeune femme libre et spirituell­e qui croyait pouvoir écrire ce qu’elle pensait, comme elle le pensait, quand elle le pensait, et garder sa place à la direction d’un important hebdomadai­re de gauche. Aurait-elle été mieux protégée dans un important hebdomadai­re de droite ? Un beau livre est la réponse à toutes les questions que se posent l’auteur et le lecteur : Aude en a écrit un.

« Le monde libre » n’est pas un manuel d’indignatio­n, cette manie de vieillard. C’est, pour reprendre l’expression de Marx, « la critique implacable de tout ce qui existe » . Et un appel à la révolte intellectu­elle telle que la définirent et la proposèren­t les philosophe­s français du XVIIIe siècle chers à Aude Lancelin. Au contraire du Sauron de Tolkien, l’obscuranti­sme ne sera jamais détruit, et c’est sans fin que nous devrons parcourir les terres du Mordor pour nous débarrasse­r d’un anneau qui, par une magie débilitant­e, reviendra aussitôt au creux de notre main

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Aude Lancelin

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