Pierre Melandri : « La mondiali
Dans « Le siècle américain » (Perrin), l’historien scrute le rapport des Etats-Unis au monde. Si les guerres mondiales ont rompu leur isolationnisme, le déclin amorcé dans les années 1970 est dû à leur impérialisme économique.
Le 17 février 1941, un magnat de la presse d’outre-Atlantique, Henry Luce, publiait dans Life un éditorial qui allait faire date. Il y appelait de ses voeux un siècle qui se devait d’être « américain » . A ses yeux, il était du devoir de la nation dominant le monde d’exercer aussi un magistère moral qui impose les valeurs de liberté et de démocratie. Au-delà du contexte de la guerre se faisait jour une constante, dans cette nation pénétrée de l’idée de sa « destinée manifeste » , que l’historien spécialiste des relations internationales et des EtatsUnis Pierre Melandri étudie tout au long d’une passionnante synthèse qui court de 1910 à nos jours : le prurit hégémonique des Etats-Unis confronté à la réalité des faits. Il en ressort que ce pays, que le général de Gaulle avait défini comme une « masse énorme portée vers l’expansion » , a été doublement victime de la fameuse ironie hégélienne de l’Histoire. Croyant sortir grand vainqueur de la guerre froide, il s’est retrouvé face à un désordre international beaucoup plus difficile à contrôler, vérifiant ainsi qu’il vaut mieux un ennemi fort et bien identifié que de multiples petits adversaires. En imposant son mode de vie, en créant les conditions technologiques et financières d’une seconde mondialisation, il s’est également dilué, banalisé, perdu dans le Léviathan qu’il avait luimême créé. Il en résulte une stupéfiante boucle de l’Histoire : cette Amérique découverte par un Occident qui prenait alors la main sur le monde a clos elle-même ce cycle de domination du monde par l’Occident
Le Point : A partir de quand l’Amérique se prend-elle à rêver d’un destin messianique ? Pierre Melandri :
Les puritains qui fondent en 1630 la colonie du Massachusetts sont persuadés de représenter le « peuple élu », chargé par Dieu de provoquer un nouveau départ dans l’histoire de l’humanité. A la fin du XVIIIe siècle, les pères fondateurs ne doutent pas d’instaurer une république à vocation universelle qui servira de modèle au monde entier. Mais, au XIXe siècle, l’Amérique est isolationniste. Profitant de la sécurité que lui procurent la maîtrise des mers et l’équilibre des pouvoirs exercés par l’Angleterre, elle se consacre à l’épanouissement de son expérience nationale. Propulsée à la fin du XIXe siècle au rang de première puissance économique, elle est tentée par le colonialisme, mais elle se convainc de son coût et de ses dangers. Dès lors, elle se fixe comme objectif la conquête pacifique des marchés.
C’est donc la Première Guerre mondiale qui constitue le premier vrai tournant…
Oui. La guerre persuade Wilson que les Etats-Unis ne peuvent plus échapper aux séismes d’un monde où ils sont embarqués et que la survie du projet incarné par son pays dépend de sa capacité à rendre le monde sûr pour la démocratie et le marché. Comprenant que cette tâche est trop lourde pour les seuls Etats-Unis, il s’efforce de le faire à travers la coopération des démocraties dans une ligue des nations. Mais ses concitoyens redoutent de voir l’expérience nationale menacée par la dilution de souveraineté inhérente à son projet.
La même situation, qui se reproduit avec la Seconde Guerre mondiale, a des conséquences différentes : les Etats-Unis forment ce que Malraux appelle la nation « la plus puissante du monde sans l’avoir cherché ».
La Grande Dépression pulvérise l’illusion sur laquelle cette politique reposait et débouche sur une crise internationale d’une ampleur telle qu’il lui est toujours plus difficile de s’en tenir écartée, sauf à mettre son avenir en danger. En la contraignant à entrer fin 1941 dans le conflit, l’attaque de Pearl Harbor refait de Wilson un prophète en son pays. Tenant compte des erreurs de son prédécesseur, Roosevelt utilise la situation hégémonique des Etats-Unis pour édifier un système international conforme à ses idéaux comme à ses intérêts : d’un côté, une organisation de sécurité collective, l’Onu, au sein de laquelle les Etats-Unis partageront la responsabilité de la paix dans le cadre d’un Conseil de sécurité où, grâce au veto, leur souveraineté sera protégée ; de l’autre, des institutions économiques destinées à instaurer un ordre international libéral dont les Etats-Unis seront les premiers à profiter et l’élévation du dollar en devise clé. Hélas ! Ce projet bute tant contre l’obstruction de l’URSS que contre la sous-estimation de l’ampleur des dégâts provoqués par les hostilités. Dès février 1947, force est aux Américains de constater qu’il leur faut prendre, face à l’URSS, le relais d’une Grande-Bretagne trop affaiblie. Dès mars, avec la doctrine Truman, ils s’affirment prêts à assumer directement la défense de leurs intérêts. Peu après, le plan Marshall est annoncé et, en avril 1949, le traité atlantique est signé. L’Amérique a rompu avec le message d’adieu de George Washington, qui mettait son pays en garde contre tout empêtrement dans les affaires européennes.
Dans les années 1950 et 1960, les Etats-Unis sont à leur apogée. Le modèle de l’« American way of life » s’exporte, les inégalités sociales se réduisent, la nation se réunifie après les déchirements du maccarthysme, et pourtant les années 1970 marquent un coup d’arrêt.
Oui, dans les années 1950 et 1960, leur culture (Hollywood, le jazz, Coca) a joui, de plus, d’une immense popularité à l’étranger. Sur place, ils vivent ce que Philip Roth a appelé le