Déviances textuelles
Où l’écrivain compare sa découverte de la langue française à une initiation sexuelle, un pas vers l’interdit.
Pourquoi j’écris dans cette langue ? Usante la question à la longue, qui vous est posée dans chaque pays comme une enquête sur vos origines verbales. Comme s’il s’agissait d’une décision alors que c’est un accident majeur. Voici ma réponse : la langue comme un sexe. Un étrange contorsionnisme des organes désordonnés, mais possible dictionnaire ouvert sur l’acide et le sens à la fois. La langue a été la révélation de l’érotisme, à vrai dire. Peu à peu, depuis l’âge de 8 ans. Une sorte de dictionnaire à rebours, de détroussement des courbes ; une sorte d’apprentissage de l’effeuillage par la multiplication des synonymes. C’est cela l’expérience de la langue la plus ancienne : découvrir un roman policier avec la photo en couverture d’une femme aux seins pointus et, enfant troublé et tenté par la sournoiserie qu’apporte le soliloque à cet âge (heures des siestes des adultes), tenter de découvrir plus sous sa chemise. Brusquement saisir que, pour avoir le détail du grain de la peau, la forme du mamelon, la courbe, palper l’abondance, il fallait comprendre la langue et dominer la profusion des synonymes et des verbes. Plus je comprenais de mots, plus je décryptais des scènes érotiques et de sexe, plus j’enfouissais ma tête au profond de ce lien torride entre la conjugaison et la toison. La révélation linguistique était les prémices d’une clandestinité qui allait se perpétuer : cette langue était étrangère et singulièrement familière. Cette langue était faite pour mes sens, l’éveil des sens, et entamait la longue histoire de ma dissidence. Je fus mené à l’infidélité au sens commun.
A cela s’ajoutait la délicieuse honte de lire des livres avec des scènes sexuelles, sous les yeux de mes grands-parents (qui m’élevaient) et qui me croyaient possédé par l’assiduité des leçons à apprendre. De cela vient ma vocation de traître amoureux, peut-être. Ce sentier se creusa lentement. J’ai fini par entretenir deux grandes vocations de lecteur : la mythologie qui me faisait fréquenter les dieux (ou son pendant qu’est la science-fiction), et les romans policiers dont je négligeais l’énigme, le nom du meurtrier (piètre orgasme cérébral), le crime et n’en retenais que le gémissement de la veuve réveillée par un attouchement ou la femme qui succombe aux lèvres du détective. Cette langue était une femme qui m’offrait sa langue quand je fermais ma bouche. Mais cela en devint une maladie aussi : j’étais définitivement voyeur. Comme tous les écrivains. Possédé par la mise en spectacle du monde et du corps. Attentif à trouver, par folie, l’arôme dans le mot, l’odeur dans un verbe et de la chair sous une ponctuation. Déformé par ce vice qui me donna un regard féroce et un sourire de biais, mais dans ma tête. Dites-moi comment guérir d’une langue ? J’ai aussi, des décennies plus tard, tenté de définir les silences et d’y épuiser une sorte de désintoxication. Mais je fus rattrapé par l’amour du style : cet érotisme ermite. C’est dire que ce fut une enfance biaisée, désordonnée et vicieuse.
Comment alors ne pas continuer jusqu’au point où, par épuisement de la possibilité d’accès aux livres dans le village, j’en vins à écrire mes propres morceaux érotiques, les oublier un peu, les redécouvrir plus tard et en jouir comme si je n’en étais pas l’auteur ? Je devais m’éduquer à cette tromperie pour entretenir le désir ou l’assouvir. Folie du solipsisme de la chair d’Onan. Robinsonnade de la masturbation avec des vendredis en papier. Que faire d’autre dans ce pays où le sexe est surveillé par les dieux, les anges, la loi, le maître d’école, les ascendants ? J’ai longtemps lu et relu ces « passages » jusqu’à me rendre aveugle à la présence des gens autour de moi et attenter à l’altérité : ma capacité érotique prit d’ailleurs d’énormes avances sur mes possibilités de rencontres. C’est dire combien cette langue est un ébat pour moi. Une étreinte. Une trahison suivie d’orgasme et de honte. Quelqu’un me rapporta dernièrement, à Prague, lors d’un voyage, cette expression de Rousseau sur les romans érotiques : « des livres qu’on lit avec une seule main. L’autre étant occupée à vous pousser dans le dos vers le sommet de la montagne ». Ravissante formule. On s’imagine à la décliner autrement : l’amour est un livre à deux mains et le roman érotique un livre à une seule main. Et un livre sans mains ? C’est un veuf dans une bibliothèque fermée…
Cette langue était faite pour mes sens, l’éveil des sens, et entamait la longue histoire de ma dissidence.