Un conservatisme inédit
La victoire de François Fillon marque un tournant idéologique à droite. Radiographie de cette synthèse à la française.
«J e ne laisserai jamais dire que la droite est conservatrice », avait dit un jour Jean-François Copé quand il était président de l’UMP. Il y a quelques jours, François Fillon, interrogé sur Europe 1, renchérissait : « Catholique, oui, tradi, certainement pas, réac, certainement pas, conservateur, certainement pas. » On pourrait croire le sujet clos avant même d’avoir été ouvert, et pourtant il se murmure ici et là que la France serait en train de vivre, à défaut d’une révolution, un moment conservateur – phénomène suffisamment important pour être souligné parce qu’il serait nouveau. Jamais en effet la France n’a eu de parti « conservateur » ni de politique de premier plan qui se revendiquait comme tel.
Que nous entrions dans un moment conservateur est vrai dans une large mesure. Depuis plus de dix ans, le terme même a fait progressivement son apparition dans l’arène politique, intellectuelle et médiatique. Dans son brûlot de 2002 « Le rappel à l’ordre », Daniel Lindenberg fustigeait les « réacs », pas encore les « conservateurs ». Près de quinze ans plus tard, les seconds partagent l’affiche avec les premiers. Surtout, grande nouveauté, le terme n’est pas toujours voué aux gémonies, mais utilisé dans un sens tantôt descriptif, pour désigner cette droite apparemment nouvelle, attachée aux traditions mais démocrate, tantôt positif, quand il est repris à leur compte par un nombre croissant de penseurs. Sans vraiment savoir pourquoi, chacun comprend que le conservateur n’est pas un « réactionnaire » ; il vit dans son temps, tout en puisant ses ressources dans le passé. Le conservateur deviendrait-il fréquentable ?
La victoire de Fillon à la primaire de la droite est venue confirmer cette tendance, certains parmi ses opposants comme ses soutiens n’hésitant pas à le qualifier comme tel. Malgré les réticences répétées de l’intéressé, il a tout en effet du conservateur de bon aloi. Qu’il s’agisse des questions de moeurs, de la nation et de l’Histoire, de l’école, de la sécurité ou de l’immigration, Fillon rassemble les thèmes conservateurs par excellence, à savoir, à grands traits, la préservation de la stabilité sociale, la référence au passé comme héritage à respecter et transmettre, et l’importance de la discipline et de la responsabilité – autant de convictions qui convergent vers une seule, celle que l’autorité est au fondement de la bonne société.
Et, lorsque François Fillon cherche à démentir son conservatisme, il se heurte d’ailleurs à un paradoxe : après avoir placé le libéralisme économique au coeur de sa campagne, il pense pouvoir à bon droit s’exclamer : « La preuve que je ne suis pas un conservateur, c’est que je veux tout changer ; c’est le contraire d’un conservateur. » Or la liberté économique est l’apanage du conservatisme originel, à savoir le conservatisme britannique ! A l’autorité, en effet, cette tradition politique vieille de deux siècles ajoute la liberté – aussi bien politique qu’économique –, chargée d’adoucir les contraintes de l’ordre social. Même sur les questions de société, Fillon se comporte comme un parfait conservateur anglophone, distinguant ses convictions morales personnelles (par exemple, son hostilité à l’avortement) de la loi (son respect de la légalité du procédé). En effet, au nom donc d’une certaine conception de la liberté individuelle, mais aussi de l’ancienneté d’une réforme – l’avortement fut légalisé il y a plus de quarante ans –, le conservateur de bon aloi ne reviendra jamais par la loi sur un changement désormais ancré dans les moeurs.
Ce courant conservateur, cependant, est-il si nouveau dans notre pays ? La teinte libérale que Fillon lui donne est en effet véritablement inédite pour un homme politique français, tant la France a aimé, jusqu’ici, l’intervention de l’Etat. Mais l’attachement à la stabilité, au passé et à la responsabilité, et la détestation du changement pour lui-même n’ont rien de neuf – ce sont les caractéristiques foncières de la droite depuis au moins la IIIe République. Pourquoi, dès lors, le terme a-t-il si mauvaise presse dans notre pays ? Les conservateurs britanniques, après de premières réticences, se sont accommodés très tôt, dès le XVIIIe siècle, de leur Parlement et dominent la vie politique outre-Manche depuis plus de deux cents ans. Chez nous, Laetitia Strauch-Bonart, essayiste, chercheur en histoire. Auteur de : « Vous avez dit conservateur ? » (Cerf).