Le Point

Qui se souvient de la Tunisie ?

Le pays n’intéresse (presque) plus personne. Il se pose pourtant les bonnes questions.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Comment vieillit une révolution contempora­ine ? Sur l’avenue Bourguiba, un ami me raconte son 14 janvier 2011. Le jour de la fuite de Ben Ali et du débarqueme­nt des Tunisiens dans leur propre pays. Les petites histoires sont désormais meilleures que la grande. Tout semble être touché par la lenteur ou un discret désoeuvrem­ent ; ou peutêtre n’est-ce qu’une illusion. Sentiment du voyageur sous le ciel gris, entre les ruelles aux vieilles peintures effacées : la Tunisie est comme enclavée. Peut-être qu’il faut dire prudente, précaution­neuse, seule surtout. On y est passé de la dictature à la révolution, de la révolution à l’illusion islamiste pour, enfin, dans le chaos du monde dit « arabe », inventer la solution tunisienne : des islamistes qui perdent le pouvoir mais qui attendent, dans sa périphérie ; des élites sceptiques mais mobilisées. Les islamistes attendent le crash économique définitif pour proposer encore leur paradis, explique mon ami. Mais après le retrait des islamistes, des touristes et de l’enthousias­me internatio­nal ? La solitude de l’inédit. Dans ce pays, on est seul, le 11 Septembre répétitif de l’Occident a fait un peu oublier cette nation et son aventure inaugurale. On ne la regarde plus comme une expérience fervente, car, dans le vacarme des attentats et des populismes, on lui préfère la solution Trump, la primauté de la sécurité sur la démocratie ou le repli sur soi. On ne cherche plus « comment vivre avec l’islamisme », mais « comment vivre malgré l’islamisme ». Dans le meilleur des cas. La révolution tunisienne est donc un peu oubliée. Et sa façon de chercher la solution sans passer par la guerre civile, sans l’argent du pétrole, attire peu les médias et les analystes. C’est le premier été sans attentat dans ce pays, mais personne ne s’y intéresse. Encore moins les touristes infidèles.

Dans la mémoire médiatique, les révolution­s arabes ont mal fini : en dissolutio­n en Libye, en massacres en Syrie, en huis clos en Egypte et en compromiss­ions longues au Maroc ou en Algérie. Et que penser de la Tunisie ? On préfère se dire que le problème est plus grave, plus mondial, plus grand, et que la Tunisie est trop petite pour y répondre. Dans les rues, si la lenteur et l’indécision sont religion, c’est pourtant pour une raison inattendue : la révolution a acquis de la maturité. Elle est devenue gestion du quotidien. On se sait seul, gênant le reste des dictatures arabes qui n’aiment pas la Tunisie pour l’exemple qu’elle offre et n’intéressan­t plus l’Occident parce qu’il a mieux à faire ou à défaire.

La Tunisie voyage donc, mais seule. Et se pose souvent les bonnes questions : comment devient-on djihadiste dans un pays qui en exporte beaucoup ? Que faire du passé des dictateurs et de leurs tortionnai­res encore vivants ? Voilà qu’un pays s’offre le courage de regarder sa mémoire au lieu d’en faire une hagiograph­ie. Car le passé est la seconde religion dans le monde arabe, après l’islam. C’est dire que lorsqu’il s’agit de le regarder en face, presque tous les Arabes baissent les yeux, prient ou se mentent à eux-mêmes. Les conclusion­s de l’Instance vérité et dignité sont donc l’actualité tunisienne de la semaine. Des torturés viennent raconter le mal subi, et cela attire des millions de téléspecta­teurs. Cela se fait dans la polémique ou l’indécision, mais cela se fait. Comme nulle part ailleurs dans le monde arabe. Et cela vous bouleverse, même s’il reste une interrogat­ion : pourquoi les tortionnai­res n’y parlent pas encore, ne demandent pas pardon ? Et la première question ? Un colloque, organisé à Tunis par une psychanaly­ste, Nédra Ben Smaïl : « Jeunesse à l’abandon, violences, djihadisme ». La grande question, bien sûr, mais que ce pays traite par l’interrogat­ion et pas par le discours politique. Car la Tunisie cherche aussi à comprendre pourquoi ses enfants sont tentés par le djihad mondial et l’« idéal du néant ». J’y retiens cette expression fascinante comme une métaphore absolue : « guérir le monde ». La Tunisie le fera-t-elle pour son monde à elle ? Peut-être. Mais ce qu’il y a d’émouvant dans ce pays, malgré son désespoir travaillé comme en postures, et malgré le vieillisse­ment de sa révolution, c’est qu’il continue. On y retrouve la discrète vertu de la constance après l’enthousias­me

Voilà qu’un pays s’offre le courage de regarder sa mémoire au lieu d’en faire une hagiograph­ie.

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