Le Point

Le très bref discours d’Icare

Pour l’écrivain, le renoncemen­t de François Hollande transforme un dépôt de bilan en rite sacrificie­l.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Eloge de la chute ? Un peu. Les annonces de retraite d’un président français et de son ex-rival ont réalisé une énorme audience. Les raisons ? La chute a été réinventée, elle est spectacula­ire et donc spectacle, elle a ses mots, son geste et la mécanique brève du météore. Du texte-appeal, pour oser le néologisme. Il ne s’agit plus d’Audimat, mais presque de compassion. Vu de mon pays, cela attriste un peu et rend jaloux : les spectacles de départ des présidents dans le monde dit arabe sont rares. A peine un ou deux. Les autres sont là, à vie, chassés par des révolution­s, lapidés, jugés ou retrouvés en haillons dans des égouts. Succession­s violentes, noces de sang. Chaque fois l’Histoire chasse l’éternité, en quelque sorte, et en vain.

Mais, vu du côté de la France, cela révèle autre chose : faute de leader peut-être, de présidents ou de héros en ascension, on consomme la tragédie des départs, des chutes longues, du suicide politique où, dans le ciel, le feu déborde l’artifice. Mais il y a plus : l’annonce d’une candidatur­e semble être aujourd’hui moins émouvante que le discours de départ. Parce que, dans ce dernier, il y a de l’humain, du proche, du commun. Un peu de notre sort, ce retour vers la mortalité ou ce sacrifice de l’ambition qui deviennent martyrs. Lecture exagérée ? Peut-être. Mais il est sûr que l’on peut réécouter en boucle les plus beaux discours de la saison : celui où Sarkozy annonce enfin l’extinction de sa passion et celui de François Hollande, soudaineme­nt sanctifié par l’humilité, même aux yeux de ses adversaire­s. On laissera de côté les raisons politiques, pour ne retenir que l’esthétique, le trémolo de la voix, ce brusque élan qui est en même temps définitif, grand. Une sorte de bandeson d’Icare qui, chutant du soleil à la semelle, aurait eu le temps d’écrire deux pages, d’oser une ou deux métaphores, puis, avant l’écrasement, de les prononcer avec sérieux, à contre-courant de l’éparpillem­ent.

Trois phases ou quatre dans ce discours type. D’abord, le bilan qui vient affirmer une constance, éloigner l’hypothèse d’un départ sur un échec et étaler le butin d’un long corps-à-corps avec l’adversité. Cela sert à rehausser l’image du vaincu en le transforma­nt en un étrange vainqueur. Cela montre l’effacement de l’individu devant la passion, la hiérarchie de l’ego face à la Cause. Ensuite, on donne ses raisons : elles ne sont pas la lâcheté, la peur, le sentiment de l’inutilité, mais la conclusion d’une réflexion sur la primauté de la nation sur la passion. Je quitte parce que je veux éviter à ce pays la division ou parce que j’ai compris et que je comprends. Le départ est soldé en sacrifice, pas en dépôt de bilan. Il y a du martyre dans le geste, pas de la défaite. On donne aussi des raisons qui sont encore plus nobles : s’occuper de sa famille, de passions plus familiales, de la vie. Que peut-on alors reprocher au héros quand il annonce son humanité ? Enfin viendra l’envolée lyrique, le climax. On s’y lance avec l’esprit de la citation noble, on s’y confond avec une mystique en arrière-plan. On en devient émouvant, brillant, tellement proche de chacun, réalisant l’équivalenc­e de son destin avec celui de tous, du président avec le licencié chômeur, la mère modèle, le père silencieux sur son labeur, le fils fier. C’est un moment beau et intense, comme une immolation. On entre dans le feu, nu, et on en sort transparen­t et lavé. Cela se conclut, à la fin de la fin, par un mot simple. Rien de plus élégant qu’un merci court, un bref adieu qui transforme le courant d’air en marbre. Tout un rite.

On comprend alors pourquoi l’Audimat du départ est si important. Faute de héros, on a des martyrs. C’est un constat.

Cela en dit long sur la persistanc­e du rite ancien, mais aussi sur l’état du politique présent. Dans ce geste, l’échec est surtout rehaussé par le rite. Et, faute d’espoir, on s’unit dans la compassion et le salut : l’Histoire retiendra, dit-on, on adoube cette élégance dans la cendre.

Conclusion ? Depuis Newton, on sait qu’il y a un lien physique entre l’écrasement et la gravité. On le confirme cette fois par les discours de départ

Rien de plus élégant qu’un merci court, un bref adieu qui transforme le courant d’air en marbre. Tout un rite.

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