Le Point

Le café de Sevran vu d’Arabie saoudite

Correspond­ante à Riyad depuis douze ans, Clarence Rodriguez s’inquiète de voir la non-mixité s’imposer dans certains lieux de France.

- PAR CLARENCE RODRIGUEZ

Ce soir-là, je regarde le 20 Heures de France 2. Un reportage me fait sursauter dans mon canapé. Ce sujet présente deux femmes qui tentent vainement de pénétrer dans un bar à Sevran, dans la banlieue parisienne. « Vous cherchez qui ? » Puis on leur conseille de s’en aller : « Le mieux, c’est d’attendre dehors. Ici, il n’y a que des hommes. Dans ce café, il n’y a pas de mixité », conclut le gérant du bar.

Comment des femmes peuvent-elles être en 2016 interdites d’accès dans un café en France ? Comment peut-on accepter de cultiver la non-mixité dans un pays où a priori l’égalité hommes-femmes est une valeur républicai­ne ? Oui, ce soir-là, je suis en colère voire ulcérée. Je ne peux pas imaginer un instant que les règles chariatiqu­es imposées en Arabie saoudite soient vécues en toute impunité en France. Non ! Impossible.

Je vis en effet depuis douze ans à Riyad, dans un pays où les femmes n’ont aucune existence légale. Où elles sont considérée­s comme des mineures. Y compris toutes celles qui sont de plus en plus nombreuses à travailler, à occuper des postes à responsabi l i t é dans de g r a ndes e nt r e pr i s e s . En t a nt qu’Occidental­e et femme indépendan­te, je suis pourtant inféodée, ici, à mon mari. Autrement dit, il est mon tuteur, mon mahram, en arabe. Il est responsabl­e de mes faits et gestes, de ma vie ! Les Saoudienne­s revendique­nt d’ailleurs actuelleme­nt sur les réseaux sociaux le droit de se débarrasse­r du droit du tutorat masculin.

Lors des premiers mois de mon arrivée, j’ai interviewé des hommes pour des reportages radio ou télévisés, transgress­ant involontai­rement la règle de la non-mixité. J’oubliais que c’était interdit. Quelques années plus tard, un ami saoudien m’a expliqué que j’aurais pu être arrêtée par la Mottawa, la police religieuse, et être accusée de prostituée, l’homme interviewé, de proxénète. Néanmoins, les femmes peuvent prendre un café ou consommer dans un espace qui leur est réservé, appelé « Family section » .

Dans ce contexte hostile à la femme, j’ai dû mettre le « voile » sur mes principes, acquis de longue lutte par nos grands-mères et mères dans mon pays d’origine, la France. Sagement assise sur la banquette arrière du véhicule, me laissant conduire par un homme étranger souvent pakistanai­s, indien ou philippin, alors que la loi de la non-mixité doit être respectée. Une des nombreuses contradict­ions…

Obligée de faire appel aux sociétés de chauffeurs privés. Toutes les familles saoudienne­s ou occidental­es n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un chauffeur, en cette période de crise sans précédent que traverse depuis deux ans le royaume saoudien, avec la baisse du prix du baril de pétrole. Je me souviendra­i longtemps de notre arrestatio­n, avec une amie saoudienne militante du droit de conduire, de ces quatre longues heures passées au poste de police à Olaya. Notre crime ? M. conduisait pendant que je l’interviewa­is dans le cadre d’un reportage pour France 24. Cet épisode douloureux, je le raconte dans mon livre « Révolution sous le voile » (First).

Pas question non plus de me baigner en maillot deux pièces à la mer. Expérience vécue près de Dammam, dans l’est du royaume ; le gardien de la plage s’est adressé à mon mari pour lui signifier ma tenue indécente. J’ai dû obtempérer. Bien qu’atteinte dans ma dignité, je me devais de respecter le règlement.

A la banque, je dois prendre la file réservée aux « females » . Autant de codes banalisés au fil du temps, dans une société où la femme est devenue un funambule. J’ai dû aussi accepter de porter l’abaya en public. Cette robe longue, noire et austère, que je me permets d’agrémenter d’un collier ou d’une étole colorée ; une façon de préserver sinon un peu de féminité, du moins un peu d’élégance. A défaut de porter le voile, je porte un chapeau. C’est la seule petite entorse à la tenue vestimenta­ire que je m’autorise...

La liste des vexations essuyées ces dernières années est longue. Au royaume des mille et une interdicti­ons et contrainte­s, une femme, étrangère de surcroît, se doit de respecter les us et coutumes. Sinon, c’est l’expulsion ! Oui, nous sommes en Arabie saoudite et nulle part ailleurs. Royaume où les femmes ne sont même pas reines !

Dans une Arabie saoudite hostile à la femme, j’ai dû mettre le « voile » sur mes principes.

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