Ma mère ne m’a pas suffisamment bercé.
« »
« Je suis né en 1956 ou en 1958, je ne sais pas. Plus probablement en 1958. Ma mère m’a toujours raconté qu’elle avait trafiqué l’acte de naissance pour me permettre de rentrer à l’école à 4 ans au lieu de 6 – je suppose qu’il n’y avait pas de maternelle à l’époque. Elle s’était persuadé que j’étais un surdoué – parce qu’à l’âge de 3 ans, paraît-il, j’avais appris à lire tout seul, avec des cubes, et qu’un soir en rentrant elle m’avait retrouvé, à sa grande surprise, lisant tranquillement le journal. (…)
Cette histoire de surdoué, je dois le dire aussi, me plaisait assez ; je me revois, en classe de terminale, découvrant les tests de QI (qui n’étaient frappés, à l’époque, d’aucune suspicion idéologique). Je me revois ravi d’être dans les 140, essayant de trouver d’autres tests pour voir si je ne pourrais pas, grattant quelques points, atteindre les 150. Rétrospectivement je trouve ça minable, un peu pathétique aussi, car je me rends compte que je me suis fabriqué dès l’âge de 15 ans un personnage : celui d’un être supérieur, planant aisément dans les hautes sphères de la pensée, mais terriblement handicapé, dans la vie sociale et en particulier dans les relations avec les filles, par ses effroyables complexes physiques. (…)
Le plus comique (ou le plus tragique, comme on voudra) est que j’ai finalement réussi à devenir le personnage que j’avais construit trente ans plus tôt. Sur les photos récentes, je suis effectivement, la plupart du temps, horrible ; et j’ai fait fructifier mes capacités intellectuelles jusqu’à devenir, ça me paraît maintenant inutile de jouer la modestie, un des écrivains les plus doués de sa génération. (…)
Lorsque j’étais bébé, ma mère ne m’a pas suffisamment bercé, caressé, cajolé ; elle n’a simplement pas été suffisamment tendre ; c’est tout, et ça explique le reste, et l’intégralité de ma personnalité à peu près, ses zones les plus douloureuses en tout cas… Aujourd’hui encore, lorsqu’une femme refuse de me toucher, de me caresser, j’en éprouve une souffrance atroce, intolérable ; c’est un déchirement, un effondrement, c’est si effrayant que j’ai toujours préféré, plutôt que de prendre le risque, renoncer à toute tentative de séduction. La douleur à ces moments est si violente que je ne peux même pas correctement la décrire ; elle dépasse toutes les douleurs morales, et la quasi-totalité des douleurs physiques que j’ai pu connaître par ailleurs ; j’ai l’impression à ces moments de mourir, d’être anéanti, vraiment. Le phénomène est simple, rien ne me paraît plus simple à expliquer ni à interpréter ; je crois aussi que c’est un mal inguérissable. J’ai essayé. La psychanalyse s’est depuis toujours déclarée impuissante à lutter contre des pathologies aussi bien ancrées ; mais j’ai un temps placé quelque espoir dans le rebirth, le cri primal… Ça n’a rien donné. Je le sais maintenant : jusqu’à ma mort je resterai un tout petit enfant abandonné, hurlant de peur et de froid, affamé de caresses. » (« Mourir I », inédit, 2005.)