Le Point

Erdogan contre Erdogan

Les chroniques d’Asli Erdogan sont enfin traduites. Incarcérée en Turquie, symbole de l’oppression, elle y raconte le coup d’Etat manqué, la prison… A l’heure où s’ouvre son procès, extraits exclusifs.

- PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE

Son nom est devenu un symbole de la répression du régime de son homonyne, le président Recep Tayyip Erdogan. Depuis la mi-août, une romancière d’envergure internatio­nale est emprisonné­e à Istanbul pour sa collaborat­ion au journal prokurde Özgür Gündem, lui-même fermé sur ordre des autorités turques pour « propagande terroriste » . Voici un choix des chroniques d’Asli Erdogan pour ce journal. Le volume était prêt à paraître dès fin septembre en Turquie, mais son éditeur a reçu des menaces de poursuites dans le contexte de l’état d’urgence. Et s’il vend les fictions de l’auteure à ciel ouvert, il a choisi de renoncer à ce projet qui est dans la ligne de mire du pouvoir. Timour Muhidine, qui la publie chez Actes Sud, a fait traduire une partie du manuscrit en français. Dix ans de vie politique turque passent dans ces pages, sous le regard aigu d’une chroniqueu­se engagée et humaniste qui dénonce aussi bien le silence du pouvoir face au génocide arménien que la destructio­n des villes kurdes par le régime d’Erdogan. Nous avons choisi deux extraits, l’un où Asli Erdogan relate le coup d’Etat raté du 15 juillet tel qu’elle l’a personnell­ement vécu, l’autre où elle évoque ses chers oiseaux (à lire, « Les oiseaux de bois », Actes Sud), mais surtout les prisons turques et le journal en question, qui n’en est pas à sa première censure depuis les années 1990... Ses collaborat­eurs attendent d’être jugés. L’écrivaine risque la perpétuité, tout comme sa codétenue, la linguiste Necmiye Alpay. Une forte mobilisati­on entoure le procès qui s’ouvre ce 29 décembre « MORT… J’IMAGINE… » « Je suis bien rentrée, c’est le coup d’Etat. Je vais bien », j’ai envoyé le message puis je suis sortie dans l’intention d’aller jeter un oeil du côté de Mecidiyekö­y. (…) Au premier appel, une foule gonflée à bloc marche comme un seul homme vers Taksim en criant des slogans qu’on entend rarement. C’est la queue devant les distribute­urs automatiqu­es et les boulangeri­es, la parade bariolée et les sirènes des pompiers… Aucun soldat en vue, ça ne ressemble pas au 12 Septembre [Coup d’Etat de 1980], mais n’évoque pas non plus le calme de Gezi. C’est plus flou, plus inquiétant… Au milieu de ces lumières ténues, des bruits et du tumulte, j’ai l’impression de me trouver dans un théâtre dont on aurait changé le décor. Comme si cette nuit allait sortir hors de ses gonds, repousser ses extrémités, jusqu’à se transforme­r en une contrefaço­n d’elle-même, grossière et tape-à-l’oeil…

Toujours plus nombreuse, en rangs toujours plus serrés, la foule marque un arrêt à Osmanbey. Premières détonation­s, le chaos, la panique… Certains s’enfuient dans la mauvaise direction, d’autres par les ruelles… Les soldats ont ouvert le feu, la nouvelle se propage rapidement. On échange des informatio­ns à chaque carrefour. Une jeune fille portant voile et drapeau, et malgré les regards désapproba­teurs de celles qui l’entourent – sans doute qu’elles se méfiaient de moi, la femme en bleu, la taciturne –, commence à me raconter : « Ils ont ouvert le feu depuis le Scorpion [Akrep : véhicule blindé utilisé par l’armée turque]… Quelqu’un marchait juste devant moi, il a été touché au front. J’en ai vu un autre à côté de moi qui était touché à la jambe. » Une ombre de chagrin parcourt son visage qui peine à contenir ses yeux immenses : « MORT… J’imagine… Quand on est touché au front, on meurt, pas vrai ! ? » Quoi qu’il advienne, la clameur augmente, je me laisse entraîner vers la source des coups de feu qui redoublent, telle une barque sans gouvernail emportée par la bourrasque. Le bruit atroce des fusils d’assaut se répercute d’immeuble en immeuble. La nuit semble désormais un tissu en lambeaux, une passoire, une nouvelle ombre semblant fermenter dans ses plaies et ses trous. Je me joins à la foule « sans

« Je me laisse entraîner vers la source des coups de feu qui redoublent, telle une barque sans gouvernail emportée par la bourrasque. Le bruit atroce des fusils d’assaut se répercute d’immeuble en immeuble. »

 ??  ?? « Le silence même n’est plus à toi », d’Asli Erdogan. Chroniques traduites du turc par Julien Lapeyre de Cabanes (Actes Sud, 176 p., 16,50 €). En librairie le 4 janvier 2017.
« Le silence même n’est plus à toi », d’Asli Erdogan. Chroniques traduites du turc par Julien Lapeyre de Cabanes (Actes Sud, 176 p., 16,50 €). En librairie le 4 janvier 2017.

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