Le Point

Un mois sur la Terre

Littéraire, historique, écologique, cosmique ou ironique, l’écrivain joue sur tous les registres.

- FEUILLETON PAR SYLVAIN TESSON

Avec les livres Les éditions Phébus publient la troublante correspond­ance de deux suicidés magnifique­s : Stefan Zweig et Klaus Mann, fils de Thomas. D’un côté, Zweig règne sur les lettres autrichien­nes. De l’autre, Klaus Mann, jeune homme exalté, presse son maître de s’engager plus avant contre le nazisme naissant et l’interroge, le houspille sur le sens du courage. Cela urge ! s’échauffe Klaus Mann, il faut aller au combat ! Zweig ne l’entend pas ainsi. Il veut se maintenir « au-dessus de la mêlée » . Le vieil écrivain se réfère à son propre maître, Erasme, et prétend que le rôle de l’artiste n’est pas d’empoigner les armes ni de descendre dans la rue, mais de nourrir une critique du totalitari­sme en produisant des chefs-d’oeuvre. Trop se maintenir en retrait finira par l’aveugler. Alors que les nazis du NSDAP remportent leurs premiers succès électoraux en 1930, Zweig, dégoûté par les renoncemen­ts de Weimar et les médiocrité­s d’une époque, applaudit à ce qu’il prend pour un réveil. Lui, le grand voyant désespéré, lui, le psychologu­e de l’héroïsme qui écrira bientôt « Le monde d’hier », trouve le moyen de considérer favorablem­ent les scores des nationaux-socialiste­s et de se féliciter de cette « révolte de la jeunesse, révolte peut-être pas très habile mais finalement naturelle et tout à fait à encourager – contre la lenteur et l’indécision de la haute politique » . On croirait lire les errements d’un de ces islamo-gauchistes d’aujourd’hui, qui (le génie en moins et la haine de soi en plus), quatre-vingts ans après Zweig, trouvent quelque légitimité à l’ardeur des fanatiques islamiques, s’enthousias­ment pour le parti de l’islam, confondent la haine avec l’ardeur, la pulsion de mort avec l’énergie vitale et justifient les dévoiement­s des djihadiste­s par les effets de l’injustice sociale. Klaus Mann se révolte et malmène Zweig dans une lettre : « Tout ce que fait la jeunesse ne montre pas la voie de l’avenir… je crains que votre sympathie pour la jeunesse en soi ne vous empêche de voir en quoi consiste cette révolte. » Plus loin : « Je ne veux absolument rien avoir à faire avec cette forme d’extrémisme… je répudie devant vous ma propre génération… je ne veux pas comprendre ces gens là, je les rejette. » Ah, quelle lettre Klaus Mann enverrait-il aujourd’hui à MM. Plenel, Todd et Roy ! Les objurgatio­ns du jeune Mann (aidé par les événements) dessillero­nt promptemen­t les yeux de Zweig. A force d’avoir voulu se tenir dans sa noble tour, l’auteur de « La pitié dangereuse » finira par la nostalgie, l’exil et le suicide. Ce qui a sa beauté, certes, mais manque d’efficacité pour lutter contre la peste.

Avec les siens Un court voyage me mène dans la plaine de Ninive. On marche sur une poussière qui recouvre les visages et les ruines. C’est le vieux limon de Mésopotami­e, la région « entre les fleuves » où les hommes ont été incroyable­ment inspirés en matière d’invention d’idoles, de fables et de chimères. Les zones chrétienne­s viennent d’être libérées par l’armée irakienne à la périphérie de Mossoul. Une unité de combattant­s chrétiens assure la garde des villages reconquis sur les fanatiques islamistes. Les soldats replantent les croix, sonnent les cloches, fixent des chapelets sur leurs gilets pare-balles et rejouent les vieux gestes. Une mise en scène ? Certes. Mais après tout, à quoi d’autre la vie rimet-elle qu’à une valse de symboles ? En Europe aussi, le combat des symboles a commencé, mais il tourne à l’aigre. Pendant que les habitants de Qaraqosh exultent de reboiser le sol avec les signes de leur héritage, nous nous excitons à démolir les symboles et débattons sur le maintien des crèches dans les lieux publics au nom d’une laïcité dont on ne sait plus très bien si elle consiste à séparer le temporel du spirituel ou à nourrir la critique du second par le premier. Note à l’intention des fils de Ravachol : ne serait-il pas temps de rebaptiser le boulevard Saint-Germain et le

Près de Mossoul, les soldats replantent les croix, sonnent les cloches, fixent des chapelets sur leurs gilets pare-balles.

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