Le Point

Bachar, ma vie, son oeuvre

L’impunité dont bénéficie le dictateur syrien désole l’écrivain.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Bachar le dictateur syrien n’a rien gagné. Ou peut-être seulement les ruines de son pays. Mais, en face, moi, j’ai perdu, et beaucoup. L’effet Bachar est désormais dévastateu­r sur la demande de démocratie, les vies, les libertés, au sud comme au nord. En Algérie, on vient de chasser, par rafles, 1 500 Subsaharie­ns, la veille exactement d’une messe guindée, le Forum africain de l’investisse­ment. Les rafles ont ravivé les racismes, décomplexé les discours de haine (le président de l’instance officielle des droits de l’homme parlera de MST, sida et mendicité) sans que cela gêne personne. Il y a cinq ans, cela aurait été difficile de le faire. Aujourd’hui, avec l’effet Bachar, personne ne trouvera rien à redire, au nord comme au sud. Chez nous comme en Occident. La terreur des flux migratoire­s, les boat people post-printemps arabe et la peur des attentats absolvent les conscience­s et permettent de fermer les yeux et les portes. A Alger encore, le journalist­e Mohamed Tamalt, connu pour ses outrances, a été condamné à une peine de prison pour insulte à un président ; il va mourir de sa grève de la faim. Cela va indigner, légèrement, on va protester, mais cela ne va rien changer. Si Bouazizi était une flamme, ce journalist­e algérien, Tamalt, est une petite allumette. Il sera traité comme un mégot. L’effet Bachar est là, aussi : l’Occident ne dira rien, les élites locales ne diront rien, le peuple ne dira rien. Tous ont peur de l’effet Syrie, de l’effet Bachar, de l’effet Alep. Désormais les dictatures qui ont survécu aux printemps arabes se portent mieux, rajeunisse­nt, se perpétuent. On ne leur trouvera pas de vices dans les élections, ni dans les habitudes sales des mandats à vie ou les goulags. Chez nous comme au nord, l’effet Bachar est là : on préfère le dictateur à Daech, la sécurité à la démocratie, le cantonneme­nt au soulèvemen­t.

C’est que le boucher de Damas a bien joué sur la fameuse équation : c’est moi ou la fin du monde. Alors on révise partout à la baisse les ambitions de son humanisme et de notre demande de démocratie. On rentre chez soi, on se convertit au pragmatism­e discret. Hypocrite attitude ? Que non ! C’est juste que l’équation n’a pas de solution à l’échelle d’une vie. On ira même le bénir et l’applaudir, le Boucher. En Occident parce qu’il fait le tueur à gages contre les hordes de Daech, et au sud parce qu’il assouvit ce ressentime­nt envers l’Occident colonial : il a tué les siens, mais il donne l’impression d’avoir vaincu l’Occident. D’ailleurs, quand les Russes bombardent, chez nous on appelle cela soutien, mais quand les Américains envahissen­t, on appelle cela impérialis­me. Le gauchisme ancestral des élites, au sud, permet cet aveuglemen­t volontaire.

L’effet Bachar sur l’avenir ? Donner l’illusion d’avoir résolu l’équation en enterrant les Syriens. On va être tenté d’y croire, par peur, par angoisse et faute de courage. C’est la tabula rasa en rasant Alep. Mais la réalité est tout autre : le Boucher d’Alep ne fera qu’accentuer la tragédie, pousser au pire et au départ, réinventer le goulag et donc la guerre. Sa solution est finale sans être définitive. Il donne du sursis au déni, et aux dictatures chez nous ; il fait gagner du temps seulement. Les dictatures chez nous vont se renforcer par sa grâce ; puis renforcer leurs appétits, obtenir des rallonges et des soutiens, se permettre des abus et des insolences, mais cela ne changera en rien à la vérité : la véritable équation n’est pas celle de « c’est moi ou la fin du monde », mais celle de « la fin du monde, c’est à cause de moi et de ma dictature ». D’ailleurs, Bachar a très bien joué sur ça : à force de dénoncer le terrorisme, il a fini par l’inventer.

Et après ? L’effet Bachar me rend triste ; me décourage un moment, me « cerne » dans l’angle de mes hésitation­s. Je le ressens dans ma vie de tous les jours comme si j’avais érigé ma maison dans une impasse. Mais je sais aussi que cela n’est qu’illusion. Bachar n’est ni un libérateur ni un barrage, c’est un preneur d’otages avec des boucliers humains. Il n’a pas vaincu le djihadisme, il l’a réinventé sur notre dos. Il a provoqué un syndrome de Stockholm, mais c’est une illusion. Depuis des jours, je suis triste et découragé. Je sais que je veux être libre, je ne sais pas à quel prix. Je sais que j’ai raison, même si les apparences sont contre moi

L’effet Bachar est là : on préfère le dictateur à Daech, la sécurité à la démocratie, le cantonneme­nt au soulèvemen­t.

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