Le Point

Onfray et la décadence de l’Occident

Exclusif. Et si la civilisati­on judéo-chrétienne avait vécu ? C’est la thèse du philosophe Michel Onfray dans son nouveau livre, « Décadence » (Flammarion). Une vision de l’Histoire qui suscite déjà un vif débat. Entretien et extraits en avant-première.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LE FOL

En 2015, Michel Onfray s’est lancé dans une « Brève encyclopéd­ie du monde ». Inauguré avec « Cosmos », qui proposait une « philosophi­e de la nature », elle se poursuit avec « Décadence », une fresque d’une ampleur impression­nante, truffée de références théologiqu­es et philosophi­ques. De Jésus à Daech, en passant par saint Paul, François d’Assise, l’empereur Constantin, Jan Hus, Christophe Colomb, Lucrèce, Montaigne, Hegel, Huttington… le philosophe parcourt l’histoire de la civilisati­on judéo-chrétienne à un galop d’enfer. Au terme de sa chevauchée érudite, il conclut à l’épuisement de l’Occident. Il dépeint un paysage en ruine. « L’Europe est à prendre, sinon à vendre, écrit-il (…) Le judéo-christiani­sme est une puissance qui a fait son temps. » Ce n’est pas seulement la thèse centrale de l’ouvrage qui fera débat, mais aussi certaines considérat­ions pour le moins abruptes sur le christiani­sme, Hitler, l’islam et le libéralism­e

Le Point : Votre nouveau livre s’intitule « Décadence ». Cette notion a de quoi surprendre sous la plume d’un intellectu­el de gauche. Jusqu’à présent, on la trouvait à droite, voire à l’extrême droite. Après Paul Bourget et Oswald Spengler, vous vous inscrivez dans une filiation pour le moins surprenant­e… Michel Onfray :

Dans « Le déclin de l’Occident », rédigé avant la Première Guerre mondiale, Oswald Spengler utilise une grille de lecture systématiq­ue et figée, alors que la mienne est plastique et vivante. A mes yeux, les cultures sont vivantes. Cela dit, il est vrai que la décadence est habituelle­ment un thème de droite. La gauche étant progressis­te et

réactivant le vieux schéma chrétien de la parousie, de la fin de l’histoire heureuse, elle n’en parle pas, ou alors en travestiss­ant la réalité. Pour désigner la « chute de Rome », elle emploie le terme d’« Antiquité tardive ». N’étant ni progressis­te ni de droite, je ne me reconnais pas dans ceux qui parlent habituelle­ment de décadence. Les intellectu­els de droite, pessimiste­s, préoccupés par elle, en appellent à un retour au passé. Pas moi. Les intellectu­els de gauche, optimistes, préoccupés par la marche indéfinie du progrès, ont confiance en l’avenir. Pas moi. Ni pessimiste ni optimiste mais tragique, je pense qu’on ne peut rien faire pour sauver une civilisati­on qui se meurt.

Comment définiriez-vous la décadence ?

C’est le moment des craquement­s qui précèdent l’effondreme­nt d’une civilisati­on sur elle-même.

N’y a-t-il pas un jugement moral derrière ce terme ?

Non, un effondreme­nt n’est ni bien ni mal, c’est un fait qui constate le fissurage avant la chute. Toutes les civilisati­ons ont connu cette loi de l’Histoire.

« N’étant ni progressis­te ni de droite, je ne me reconnais pas dans ceux qui parlent de décadence. »

Pourquoi la nôtre, après deux mille ans d’existence, y échapperai­t-elle ?

Quels sont les symptômes de notre décadence ?

Le nihilisme, autrement dit « tout vaut tout », donc « rien ne vaut plus rien » ; un égocentris­me forcené ; une incapacité à penser en termes de grande communauté ouverte avec un repli sur des communauté­s tribales fermées ; une domination des passions tristes en général, et plus particuliè­rement du ressentime­nt et de l’envie ; un triomphe de la négativité ; pour reprendre une formule de Sade, une fois n’est pas coutume : prospérité­s du vice et malheurs de la vertu…

Les écrits des premiers chrétiens dans « La Pléiade » sont un succès de librairie ; le succès de François Fillon à la primaire de la droite et du centre a été interprété comme un réveil des catholique­s… Et malgré ces signaux, vous annoncez la mort de la civilisati­on judéochrét­ienne !

Je vous répondrai en horticulte­ur : quand la plus belle floraison d’un arbre a lieu, l’année suivante est celle de sa mort. Face au progrès d’une spirituali­té musulmane, le retour au catholicis­me est pour certains un moyen de résistance et de réarmement moral. Je ne pense pas que nous assistions à un retour du sacré. Cet engouement de surface est davantage d’ordre identitair­e.

Pourquoi cet acharnemen­t de votre part contre le christiani­sme ?

Je ne m’acharne pas ! Je tente de comprendre cet objet magnifique que fut une civilisati­on, la nôtre, la mienne. Un anatomiste ne s’acharne pas sur le corps qu’il ausculte.

Quel a été votre premier contact avec la religion chrétienne ?

Enfant, dans mon village natal, mes parents m’ont envoyé dans une petite école privée tenue par une ancienne gouvernant­e, Mme Haÿs. Elle nous apprenait à lire, à écrire et à compter avant l’école primaire, puis le nom des arbres, des oiseaux, des fleurs et l’histoire sainte. Au moment du carême, elle nous offrait des bonbons qu’il fallait rendre !

C’est freudien, votre histoire ! Privé de bonbons par une bonne de curé, vous en avez conçu de l’amertume à l’égard du catholicis­me !

Je n’ai pas souffert de cette éducation catholique. Je rends grâce à cette femme de m’avoir appris à lire avec la méthode syllabique.

A l’âge de 10 ans, vous entrez dans un orphelinat catholique tenu par des prêtres salésiens. Vous l’avez décrit comme une « fournaise vicieuse ». Quels souvenirs en gardez-vous ?

J’ai été frappé par l’écart entre l’enseigneme­nt des vertus catholique­s et la pratique de ces gens-là. Ils étaient violents, certains étaient pédophiles. J’ai assisté à des passages à tabac. Tel ou tel – une minorité, il est vrai – organisait des punitions collective­s à 3 heures du matin dehors, en pyjama et en chaussons dans la neige. L’incapacité de ces prêtres à vivre l’éthique chrétienne et à être à la hauteur de ce qu’ils enseignaie­nt m’a montré que l’idéal de cette religion était inhumain. Je suis depuis attaché à la congruence ! Si on se dit de gauche, alors il faut mener une vie de gauche. Si on est chrétien, alors il faut mener une vie chrétienne. L’ordre des salésiens a été créé par Don Bosco, qui célébrait le travail manuel. Certains pères que j’ai côtoyés méprisaien­t les intellectu­els et vénéraient les sportifs. Quand ils me voyaient lisant dans un coin, cela les horripilai­t. Je voulais être biologiste à l’époque, parce que j’avais lu Jean Rostand et que j’aimais le moraliste et le penseur chez lui. Eux voulaient que je fasse un CAP de tourneur-fraiseur.

A vous écouter, on se dit que vous n’en avez pas fini avec vos blessures d’enfance…

Je suis fidèle à mon enfance, oui. Je n’oublie pas les moments d’humiliatio­n infligés à mes parents. Ce dimanche que nous avions prévu de passer en famille, par exemple. Il faisait beau. Mon père se rasait quand le chef de culture est venu le chercher avec un ton de caporal pour partir illico à la moisson. Le dimanche fut effacé et pas payé… Je n’oublie pas non plus la première fois que j’ai vu apparaître le papier d’aluminium à la maison. Ma mère faisait le ménage chez des bourgeois. Sa patronne avait emballé les restes de leur repas familial dominical pour ma mère en lui disant que, si elle ne les prenait pas, ça irait à la poubelle…

Avez-vous déjà cru en Dieu ?

J’ai probableme­nt cru en Dieu comme j’ai cru au père Noël. Je n’ai aucun souvenir de la disparitio­n de ces deux croyances dans ma vie…

Etant à ce point hostile à la religion qui les a inspirés, que ressentez-vous devant un tableau de Raphaël ou une cantate de Bach ?

Je trouve bizarre que vous me posiez cette question. Le christiani­sme n’a rien à voir dans cette histoire, c’est un prétexte. Il y a toujours eu de l’art, avant, après et en dehors du christiani­sme. C’est un besoin inhérent à l’homme. Je peux être très ému devant des oeuvres religieuse­s. Bach est d’ailleurs mon compositeu­r préféré, mais faut-il croire dans le Dieu des chrétiens pour aimer ses cantates ? Ou pour apprécier la peinture de Carpaccio ?

Vous vous êtes retiré récemment à la Trappe pour lire « La vie de Rancé », de Chateaubri­and. N’avez-vous jamais été attiré par la vie monastique ?

J’ai connu cette tentation, oui, autour de mes 20 ans. J’aurais pu devenir moine contemplat­if dans un ordre bénédictin ou chartreux… si j’avais eu la foi, c’est la moindre des choses ! Or je ne l’ai jamais eue. D’une certaine manière, j’ai réalisé cet idéal puisque je voue mon existence à l’étude et que je n’ai pas de descendanc­e ! Je suis allé lire « La vie de Rancé » à la Trappe, là où Rancé a vécu trente-sept années de sa vie après une existence de libertin.

Vous traitez le judéo-christiani­sme comme une fiction. Mais n’est-ce pas ainsi que vous percevez également le marxisme, Freud et Sartre ?

Les ans passant, j’ai constaté que le fil rouge de mon travail consistait à déconstrui­re pièce par pièce les mythes et les fictions – dont Sade, le marxisme et la gauche jacobine, la psychanaly­se freudienne, le magistère éhonté de Sartre, qui a massacré Camus… Le travail du philosophe ne consiste pas à entretenir les mythes, mais à leur préférer les constructi­ons rationnell­es.

Le judéo-christiani­sme repose selon vous sur le ressentime­nt. N’y succombez-vous pas, enfonçant le clou, si je puis dire, douze ans après la parution de « Traité d’athéologie » ?

« Décadence » n’est pas un livre de vengeance ! Vous n’y trouverez aucun jugement de valeur, aucun, seulement des faits mis en perspectiv­e, ce qui est le minimum quand on propose un travail philosophi­que. Mais dans un pays idéologisé et fasciné par la guerre civile, les faits dérangent l’idéologie…

Dans le judéo-christiani­sme, vous sauvez le judaïsme…

En effet, car le judaïsme n’est pas une religion prosélyte. Ce qui me gêne dans les religions, ça n’est pas qu’elles soient, mais qu’elles imposent leurs lois à ceux qui n’ont rien demandé. Voilà pourquoi vous ne trouverez jamais sous ma plume de critiques de la vie monacale, qui n’exige rien du prochain et se contente de vivre ses idées. Les religions du chrétien et du musulman obligent leurs voisins à vivre selon leurs principes, alors que le judaïsme n’a aucun souci de convertir et, donc, ne punit pas quiconque ne vit pas selon ses principes.

Refaire en 600 pages toute l’histoire de la civilisati­on judéo-chrétienne ne mène-t-il pas à des raccourcis pour le moins malheureux ? Page 89, vous faites du christiani­sme le responsabl­e de la Shoah ! Peut-on sérieuseme­nt voir dans le nazisme une émanation chrétienne ?

Bien sûr, on peut toujours dire que dans ce livre dans lequel on trouve beaucoup de choses il manque ce qu’on y aurait mis, soi ! Par ailleurs, faites-moi l’obligeance de croire que je ne dis pas que le christiani­sme est le seul et unique responsabl­e de la Shoah, ce qui serait oublier les nombreuses pages où j’analyse le rôle du traité de Versailles dans la constructi­on d’un ressentime­nt capté et canalisé par le nazisme. Mais je ne peux oublier que l’antisémiti­sme nazi plonge ses racines dans des textes chrétiens antisémite­s des origines, des textes cités par Hitler lui-même – que ça plaise ou non…

Apparemmen­t, vous vivez bien avec vos contradict­ions. Après des centaines de pages antichréti­ennes, vous faites une critique du concile Vatican II que n’aurait pas désavouée Mgr Lefebvre !

Je ne vois pas de contradict­ions à dire que Vatican II avalise à sa façon la mort d’un Dieu transcenda­nt et promeut la naissance de l’homme-Dieu immanent ! Là encore, vous ne trouverez pas de jugement de valeur dans mes analyses ou des regrets de la messe en latin, au contraire de Mgr Lefebvre. J’analyse ce concile comme l’acte de décès d’un catholicis­me qui faisait du prêtre le centre du dispositif et qui le remplace par la communauté des fidèles. Avec ce concile, le sacré est remisé aux oubliettes et la laïcité promue voie royale qui mène au salut.

« J’aurais pu devenir moine contemplat­if […]. Si j’avais eu la foi, c’est la moindre des choses ! »

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Télé Onfray. Le philosophe dans le studio où il enregistre les émissions de sa webtélé, michelonfr­ay.com. Il y réagit notamment à l’actualité.

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