Le sang et les larmes du rio Atrato
Colombie. Après un demi-siècle de guérilla, les FARC et l’Etat ont choisi de mettre fin à la guerre. Mais, entre trafics de drogue et d’or, la paix se fait attendre.
Majestueux et inquiétant, le fleuve Atrato déroule son flot puissant et marron sous un ciel couleur d’ardoise. Quand la pirogue aborde la rive de Bellavista Viejo, le silence n’est déchiré que par les cris des oiseaux. Un Bellavista Nuevo a été construit et l’ancien village est abandonné. L’image évoque Angkor Vat. Seule la mission des soeurs augustines est restée intacte, figée avec ses meubles dans le drame du 2 mai 2002. L’école, le dispensaire et tous les bâtiments en dur sont éventrés par la force de la forêt. Derrière une mare se dresse l’église où périrent 119 personnes. Le « massacre de Bojaya », du nom de la province du Choco où se trouve Bellavista, est le symbole du martyre des victimes innocentes de la guerre qui a opposé pendant cinquante-deux ans FARC, armée colombienne et paramilitaires.
Le Choco est la région la plus pluvieuse de la planète ; les rives du fleuve sont bordées d’une jungle plus dense que celle de l’Amazonie et peuplées d’indigènes et de descendants d’esclaves noirs. L’Atrato longe le Pacifique du sud vers le nord avant de se jeter dans le golfe d’Uraba, donnant sur la mer des Caraïbes. Il traverse le sanctuaire des Indiens Embera, des guérilleros, des paramilitaires, des narcos et des chercheurs d’or. Car, dans l’enfer vert du Choco, le métal jaune des mines illégales rapporte désormais davantage que la poudre blanche.
Les violences endurées par les habitants de Bellavista racontent un long martyre. En mars 1997, des paramilitaires du groupe Autodéfenses unies de Colombie (AUC) avaient pris possession du village. « Ils ont tué Jorge Luis Mazzon, le prêtre du village, se souvient soeur Auria, une missionnaire péruvienne. Ils ont aussi tué des paysans, qu’ils accusaient d’aider les FARC. Ils les dépeçaient à la tronçonneuse. Combien ? On n’a jamais su, mais quand les villageois entendaient les pangas [barques à fond plat munies de puissants moteurs de hors-bord, NDLR]
sur le fleuve, ils se cachaient chez eux. » Trois ans plus tard, alors que les paramilitaires se sont retirés, les FARC reprennent le village. Bilan : 21 policiers tués et 8 villageois, accusés de collaboration avec les paramilitaires et passés par les armes. Et l’histoire se répète indéfiniment : alors que les FARC ont à nouveau desserré l’étau autour de Bellavista, le bloque (bataillon) Elmer Cardenas, un des plus sanguinaires escadrons des AUC, reprend le village en 2002. Dans la foulée, un avion se pose sur la seule route goudronnée de Vigia del Fuerte, sur l’autre rive du fleuve. A son bord, Freddy Rendon Herera, surnommé « l’Allemand » pour sa chevelure blonde, ne se sépare jamais longtemps de Cardenas, passé à la postérité pour avoir joué au foot avec la tête d’une de ses victimes décapitée à la machette à El Salado.
L’Allemand n’a toutefois pas le temps d’organiser de nouveaux matchs de foot. Le 1er mai 2002, 1 000 guérilleros des FARC apparaissent sur l’autre rive du fleuve. Les combats commencent dans les rues du village. « Les paramilitaires installaient des mitraillettes dans les maisons, alors nous nous sommes repliés dans l’église, se souvient Domingo Valencia. On pensait que la maison de Dieu serait épargnée et que les murs en brique nous protégeraient des balles. » 315 villageois sont dans l’église lorsque, le 2 mai à 10 h 15, les FARC lancent une pipeta, un obus artisanal, en direction d’une position des AUC. La pipeta explose sur la toiture en fibro-ciment de l’église qui se transforme en une nuée de projectiles. « Je me souviens du bruit, puis du silence : l’explosion m’avait crevé un tympan, raconte Cruz Elena Chala. Willman, mon petit-fils de 4 ans, et mon fils Herlindo, qui avait 11 ans, gisaient dans une mare de sang. Tous deux étaient morts. » Jimmy Chaverra a encore dans les yeux le souvenir de la statue du Christ mutilée par l’explosion et jure avoir vu « des personnes sans tête se précipiter hors de l’église » . Il reviendra trois jours plus tard pour enterrer les dépouilles décomposées dans une fosse commune. « Il y a eu 119 morts, dont 48 enfants, dans un village de 1 100 habitants. »
Bellavista est aujourd’hui un lieu de pèlerinage. Les FARC ont offert la statue d’un Christ noir aux habitants et leur ont demandé un pardon tardif. Le président, Juan Manuel Santos, qui y a fait étape dans sa campagne pour le oui au référendum, a décidé d’attribuer aux victimes du massacre de Bojaya le montant de son prix Nobel. Et personne ne doute que, lorsqu’il visitera le Choco après l’application définitive de l’accord de paix, le pape François y fera halte. Car, en votant à 96 % pour la paix, les habitants de Bellavista sont devenus le symbole de la capacité de résilience des victimes du conflit. « Les habitants de Bojaya savent qu’un rien peut faire reprendre la guerre sur les rives de l’Atrato, explique Leyner Palacios, responsable du comité des victimes qui a perdu 32 membres de sa famille lors du massacre. C’est pour ça que la victoire du non a été vécue ici comme un drame. Pardonner ne signifie toutefois pas oublier. A Bojaya, on n’a rien oublié. Ni les crimes des FARC ni ceux des paramilitaires et de l’armée. » Dans ce conflit qui a fait 260 000 morts, 45 000 disparus
« On pensait que la maison de Dieu serait épargnée et que les murs en brique nous protégeraient des balles. » Domingo Valencia
et 6,6 millions de déplacés, les victimes et les bourreaux sont dans tous les camps. Dario Echeverri était le représentant de l’Eglise catholique dans la commission de conciliation qui a négocié les accords de paix. « Autant que la paix, c’est la réconciliation nationale qui est en jeu, explique-t-il. A la table de négociation de La Havane, j’avais avec moi le général Mendieta, qui a été détenu onze ans dans la jungle par les FARC, enchaîné à un anneau de fer passé autour du cou et contraint d’utiliser le même récipient pour ses besoins et pour manger. Mais il y avait aussi une jeune indigène faite prisonnière et mise enceinte par l’armée. Epuisée par la marche forcée, elle a accouché d’un enfant mort-né sur le bord du chemin. Les soldats ont abandonné le petit cadavre aux chiens. Notre guerre a été longue et de basse intensité, mais son indice de cruauté n’a rien à envier aux pires des conflits. »
A Quibdo, à une centaine de kilomètres en remontant l’Atrato vers le sud, la salsa se déverse par milliers de watts dans les rues agitées qui évoquent un décor de western tropical. La capitale du Choco a la réputation d’être, avec Cali, un haut lieu de la musique latine, et son carnaval attirait de nombreux touristes. « Ils ont disparu, la ville est devenue trop dangereuse, raconte Luz Angela Rivera, qui s’occupe des gamins de rue de Quibdo. Il y a plusieurs morts par jour. Hier, un indigène s’est encore fait descendre de 24 balles devant la cathédrale. » La découverte, au printemps, d’un corps découpé dans une valise a attesté la présence d’une casa de pique (maison de découpe), abattoirs où les gangs dépècent leurs ennemis pour marquer les esprits. « Les bacrim [bandes criminelles] se disputent les quartiers pour le marché local, l’extorsion et la revente de l’or, ajoute Luz Angela. A la sortie de la ville, il y a l’ELN [une guérilla mineure, NDLR]. Les “cartel boutiques”, ces petites organisations de narcos qui se sont multipliées depuis la disparition des grands cartels, sont dans la zone du fleuve San Juan, à deux heures d’ici. Ils rejoignent des sous-marins artisanaux sur la côte pacifique. Des centaines de mines illégales sont gérées par les FARC et l’ELN. Les FARC continuent de contrôler le port sur l’Atrato. Les négociations de paix n’ont pas fait cesser la guerre, elles l’ont transportée des montagnes à la ville avec l’arrivée en force des bacrim, qui profitent de l’amorce du retrait des FARC pour développer leurs trafics. »
Absents de la table de négociation de paix entre les FARC et l’Etat, les bacrim représentent le plus grand danger de l’après-conflit. Eduardo Pizarro a participé aux négociations qui ont conduit en 2006 à la démobilisation des paramilitaires de l’AUC. « Tous les chefs ont été arrêtés. Vingt-cinq sont en prison en Colombie et 14 ont été extradés aux Etats-Unis pour trafic de cocaïne. Beaucoup de soldats sont rentrés dans la vie civile. Mais ce sont les cadres moyens qui ont repris du service en formant des bacrim, contraction de bandas criminales, qui ont continué le trafic de drogue, les enlèvements, les mines illégales et l’extorsion sans l’alibi de la lutte contre le communisme. Il existe 37 bacrim qui totalisent 15 000 soldats, trois fois plus que les FARC, qui ne comptent plus que 5 675 soldats. Les bacrim peuvent, comme au Salvador ou au Guatemala, rendre la paix plus sanglante que la guerre. »
Dairo Antonio Usuga, alias Otoniel, est, à 46 ans, le chef du clan Usuga, la plus puissante des bacrim. Il commence sa carrière en s’engageant dans les rangs de l’EPL (Armée populaire de libération), une guérilla qui fut marxiste-léniniste, puis maoïste avant de prendre pour modèle Enver Hoxha. Quatre ans passés à apprendre le maniement des armes et la survie dans la jungle. Lorsqu’en 1991 l’EPL dépose les armes, il change radicalement de camp et rejoint le bloque Elmer Cardenas, la division de l’AUC de l’Allemand. Il est de ces paramilitaires qui, démobilisés en 2006, reprennent rapidement le maqui s . So n a r mée c o mpte 3 000 hommes, avec des divisions en uniforme dans la jungle et des gangs affiliés dans les villes. Selon la DEA américaine, qui a mis une récompense de 5 millions de dollars sur la tête d’Otoniel, les Usuga exportent 92 tonnes de cocaïne par an, déplacent et brutalisent les populations locales pour exploiter les mines illégales et pratiquent l’extorsion. Souvent en bonne intelligence avec les représentant locaux des FARC ou de l’ELN.
Narco FARC. Dans la jungle, les frontières idéologiques entre guérilleros narcos, narcos néoparamilitaires et narcos tout court sont relatives. Ainsi, le Frente 1 des FARC, alias Frente Armando Rios, à la frontière du Brésil, s’est dissocié des négociations de paix pour se consacrer entièrement au trafic de cocaïne. On l’appelle « Narco FARC », de Karl Marx à Pablo Escobar. Pragmatiques lorsqu’il s’agit d’affaires, les Usuga n’ont pourtant pas renoncé au « nettoyage social » qui consiste à assassiner les syndicalistes, les leaders de communautés paysannes ou les militants des droits de l’homme. Selon l’Onu, 57 de ces derniers ont été abattus en Colombie en 2016. Vivant dans la jungle, Otoniel se déplace à dos d’âne, ne communique, comme les mafieux siciliens, qu’avec des billets écrits à la main et cache des dizaines de
millions de dollars dans des barils enfouis dans la jungle. Pourchassé par l’armée, il ne peut plus faire atterrir des charters de prostituées pour fêter des livraisons de cocaïne, mais il s’entoure de très jeunes filles arrachées aux paysans. Lorsqu’un de ses lieutenants est arrêté, il décrète une « grève armée », contraignant par la terreur la population d’un territoire grand comme le quart de la France à cesser toute activité. C’est à l’Etat colombien que la démonstration est adressée. Dans ce bras de fer, Otoniel revendique désormais une dimension politique en rebaptisant son armée Autodefensas Gaitanistas de Colombia, en référence à Jorge Eliecer Gaitan, un politicien populiste colombien assassiné en 1948. « Il n’y aura pas de paix véritable en Colombie sans une négociation avec les bacrim » : la confidence vient de la conférence épiscopale colombienne.
Bogota est à des années-lumière de la jungle du Choco, des FARC, des narcos et des bacrim. Si la bataille du référendum du 2 octobre dernier avait rallumé les passions autour du conflit, la signature, le 1er décembre, du second traité de paix ne provoque qu’indifférence. Pour la Colombie blanche et opulente, la guerre semblait, depuis quelques années, se dérouler dans un autre pays. Les routes sont devenues sûres et les enlèvements contre rançon – 36 000 depuis le début du conflit – rares. Le taux annuel d’assassinats pour 100 000 habitants a chuté de 80 à 15. Depuis trois ans, les chiffres de la croissance sont au vert : 5 %, 4,4 % puis 3 %. Un sondage situe le conflit au septième rang des préoccupations des citadins...
En signant le nouvel accord, les FARC ont cédé sur de nombreux points. Les « restrictions de liberté » infligées aux guérilleros coupables de crimes de guerre seront plus sévères… ou moins laxistes. Elles devront révéler et céder leur trésor de guerre, estimé à plusieurs milliards de dollars, accumulé grâce au trafic de cocaïne. Elles ont renoncé à la réforme agraire qu’elles exigeaient et à traduire devant les tribunaux les grandes entreprises qui ont financé les escadrons de la mort. Mais elles ont sauvegardé l’essentiel : la paix n’est pas une reddition et, en présentant des candidats aux prochaines élections, la guérilla deviendra un mouvement politique. Le front du non, qui militait pour l’anéantissement militaire des FARC, n’appuie pas le nouvel accord, mais ses positions sont à lire à travers le prisme de l’affrontement politique et de la haine personnellequiopposentl’ex-président Uribe, le faucon, à son successeur Santos, la colombe. « Les FARC ne sont pas une armée en déroute et elles auraient pu résister des années dans la jungle, estime Eduardo Pizarro. Mais la vitesse à laquelle elles ont accepté le second accord de paix, plus dur pour elles, confirme ce que nous savions : elles ne veulent plus se battre. Elles ont vu la chute du mythe cubain et l’agonie du chavisme vénézuélien. Elles se savent les derniers des Mohicans des mouvements révolutionnaires sud-américains et, au cours des deux dernières années sans combat, elles ont pris goût à la paix. »
Rhum. Reste que la paix est plus facile à signer qu’à mettre en place. Dans la jungle, les « zones de transition et de normalisation », où les FARC sont censées se rassembler pour rendre les armes, ne sont pas prêtes. Dans les années 1980, la tentative de créer une représentation politique non armée des FARC avait conduit à l’assassinat par les paramilitaires de 3 500 ex-guérilleros qui avaient abandonné la jungle. Un incident militaire, comme la mort au combat de deux guérilleros en novembre 2016, peut remettre le feu aux poudres.
Dans les rues de Bellavista, ce n’est plus la guerre et pas encore la paix.LesIndiensEmberadésoeuvrés déambulent sous la pluie suivis de leurs très jeunes épouses vêtues de tissus éclatants. Dans les bistrots, le redoutable neque et le rhum coulent à flots. Cruz Elena Chala croit à la paix, « pas parce que j’ai pardonné dans mon coeur mais parce qu’il faut tourner la page » . Et elle s’habille tout en blanc pour chanter l’alabao, le gospel mélancolique des femmes du Choco qui raconte le massacre de Bojaya
« Je me souviens du bruit puis du silence : l’explosion m’avait crevé un tympan. » Cruz Elena Chala