« Charlie Hebdo », la vie d’après
Marie Bordet et Laurent Telo racontent dans un livre comment la rédaction s’est déchirée depuis le drame.
On a prié les auteurs de « Charlie Hebdo, le jour d’après » d’aller voir ailleurs. On les a soupçonnés d’être téléguidés. On leur a reproché, honte à eux , de remuer la boue : tous ces morts, et ils fragiliseraient les survivants en racontant leurs querelles intestines ? Comment osaient-ils …
Assez vite après le 7 janvier, des informations avaient filtré sur des dissensions au sein de la rédaction de l’hebdo martyr : des comptes rendus de réunions confidentielles étaient discrètement envoyés à l’AFP, des tribunes étaient publiées. On savait donc depuis le début ou presque qu’au-delà du drame et de son immense portée politique quelque chose ne tournait plus rond à Charlie Hebdo. Alors deux ans plus tard, Marie Bordet, journaliste au Point, et Laurent Telo, journaliste au Monde, ont enquêté sur le Charlie « d’après ». Il y
avait tellement de questions à poser. Pourquoi des figures historiques du titre ont-elles aujourd’hui plié bagage ? Pourquoi certaines ont-elles été mises à pied ou placardisées ? Que fait aujourd’hui encore Anne Hommel, spécialiste façon char d’assaut de la communication de crise, attachée de presse de Jérôme Cahuzac et de Dominique Strauss-Kahn, dans ce journal anarcho-libertaire à l’ADN si diamétralement étranger au sien ? Qu’est devenu, enfin, l’argent des ventes et des dons qui ont suivi l’attentat ?
Rien, dans cette enquête, n’a été aisé. D’abord parce que la direction actuelle de Charlie Hebdo, symbole ultime de la liberté d’expression, est devenue sous l’égide d’Anne Hommel, paradoxe inouï, un Fort Knox en matière de communication : on ne répond plus aux questions des confrères. Ensuite, parce que beaucoup de ceux que les auteurs ont malgré tout réussi à rencontrer sont en effet des individus endeuillés, dont l’existence a basculé, qui vivent pour certains sous constante surveillance policière. Les questionner, c’était faire resurgir la peur et la peine. On ne fait pas cela impunément.
De cette enquête ils ont pourtant tiré un récit incroyable, l’histoire infiniment triste d’un petit journal fauché de doux dingues devenu soudain un porte-étendard planétaire, riche à millions, dont la rédaction implosera sous cette trop lourde charge. Car tout est, toujours, plus compliqué que l’histoire officielle. Charlie, ce journal de gauche qui réclamait à longueur de colonnes plus de solidarité au sein des entreprises ? On y pratiquait une gestion que l’on pourr ai t qu a l i f i e r a u mi eu x d e foutraque, au pire de très antidémocratique, avec trois directeurs et actionnaires qui concentraient en fait tous les pouvoirs. Charlie, ce fanzine de copains où tout marche à la bonne franquette et à l’affectif ? Un destin en réalité troublé par les haines et les mauvais souvenirs, comme ces dividendes substantiels générés par la vente du numéro sur les caricatures de Mahomet en 2008 qui n’ont pas été partagés entre tous…
Poison. Hantée par de vieux conflits, privée dans le sang de ses capitaines les plus charismatiques, cette petite famille meurtrie va se déchirer, chaque clan reprochant à l’autre de n’être pas à la hauteur du drame. Très vite après les crimes des frères Kouachi, deux camps se forment en effet. D’un côté ceux qui, au travers d’un collectif représentant les deux tiers de la rédaction, réclament une réflexion sur l’avenir de ce journal submergé par ce qu’il symbolise, un oeil sur la gestion des fonds récoltés et la représentation de tous les salariés dans la société éditrice. De l’autre, ceux qui ne veulent pas en entendre parler. Et c’est une bataille interne terrible qui commence alors. Avec ce soupçon jeté comme un poison dans l’esprit des
Dans ce récit nuancé, qui jamais ne nie le courage et les pleurs, il y a des scènes inouïes.
confrères pour disqualifier le collectif dissident : les rebelles de la rédaction ne seraient intéressés que par le faramineux magot… Avec ces blessés qui se trouvent délaissés de façon incompréhensible par la direction. Avec ces pigistes qu’on ne fait plus travailler, qui devraient faire valoir leurs droits, mais répugnent à traîner aux prud’hommes le symbole qu’est devenu Charlie. Et dans ce récit nuancé, qui jamais ne nie le courage et les pleurs indifféremment partagés, il y a des scènes inouïes. Ainsi ce voyage à New York au cours duquel Jean-Baptiste Thoret, l’un des leaders du collectif, et Gérard Biard, rédacteur en chef, reçoivent ensemble le prix Pen, présentent aux huit cents invités un duo uni quand, le soir à l’hôtel, ils dînent chacun de son côté, se livrant depuis des mois déjà une guerre acharnée. Ainsi cette hallucinante soirée cathartique au ministère de la Culture, en février 2015. Fleur Pellerin, espérant apaiser les deux clans, a invité toute la rédaction à dîner, et là, dans le grandiose salon des maréchaux, la soirée sort des rails : les pétards circulent, on se déchire les tympans au son des guitares de Nirvana, on saute à pieds joints sur les canapés de la République, on danse malgré les larmes. Comme elle est poignante, cette foire désespérée de grands gamins qui nagent en plein cauchemar. Ce sera leur dernière à l’unisson La polémique du rachat des parts « La morale est la suivante : pendant qu’ils serinaient à la rédaction qu’il fallait laisser les parents de Charb tranquilles, donner du temps au temps, attendre l’été pour ouvrir les négociations, les parts de Charb étaient achetées pour un montant inconnu. Mais une chose est sûre : à la date du 25 juin 2015, jour de l’enregistrement au tribunal de commerce de Paris des nouveaux statuts des Editions Rotative, l’affaire est déjà pliée. (...) Les nouveaux statuts sont rédigés sur mesure. Riss et Eric Portheault sont associés et présidents à vie. Ils ont même rajouté quelques clauses subtiles tout à leur avantage (...) Ce qui empêche, de fait, toute société des rédacteurs ou société de salariés de devenir actionnaire. Une précision qui brise net les espoirs du collectif. Le capital est définitivement et intégralement verrouillé à 100 % entre Riss et Eric Portheault. Qui détiennent le pouvoir, sans partage, de nommer et d’exclure les associés, d’agréer la cession d’actions, de distribuer les dividendes… (…) En tout cas, il (Riss) a raté une chance historique de décréter l’actionnariat salarié que professait Bernard Maris à longueur de chroniques. Patrick Pelloux analyse froidement la nouvelle donne à Charlie : “Un journal qui prône l’altermondialisme ne peut pas se retrouver entre les mains de deux actionnaires. C’est comme si des militants végétariens bouffaient des entrecôtes.” »
Riss : « Ces épreuves furent cruelles » « J’ai fait de mon mieux, dans ces moments parfois insupportables, pour prendre les décisions qui devaient assurer l’existence du journal. Il était inévitable que les attentes des uns et des autres ne seraient pas toutes satisfaites, tant parfois elles étaient inappropriées. Je ne souhaite à aucun autre média de subir ce que Charlie Hebdo a subi, car il ne trouverait pas davantage de solutions miracles pour résoudre idéalement les problèmes engendrés par un tel chaos.
Ces épreuves furent cruelles aussi parce qu’elles révélèrent des aspects de la personnalité de quelques collaborateurs que je ne soupçonnais pas. Tout au long de ces semaines, beaucoup firent preuve d’un immense courage grâce auquel le journal s’est peu à peu relevé. D’autres dévoilèrent des comportements et une moralité plus discutables. Je ne rendrai jamais publique mon opinion les concernant. Je sais que cette indulgence ne sera pas réciproque. Tant pis pour moi. L’année 2015 a été suffisamment abominable pour ne pas ajouter à la douleur la bassesse et la médiocrité. (...) Le 7 janvier est un crime politique commis contre des journalistes pour leurs opinions politiques. Un tel crime pose des questions, que beaucoup fuient par lâcheté, sur la place de la religion dans notre société. (...) Je regrette que, deux ans après, ces enjeux passent peu à peu au second plan dans le but d’éviter d’affronter ces questions sensibles qui hantent actuellement la société française. »
En février 2015, au ministère de la Culture, cette hallucinante soirée cathartique où l’on sort des pétards…