Eloge (et désillusions) du carburateur
L’engouement pour le travail manuel ne doit pas nous faire renoncer à l’innovation.
Le travail manuel est à l’honneur, vanté partout et par tous tant pour ses vertus morales épanouissantes que pour ses bienfaits économiques supposés. L’heure est à la réhabilitation des filières professionnelles injustement déconsidérées, à la revalorisation de tous ces diplômes spécialisés (CAP, BEP, baccalauréat professionnel, brevet des métiers d’art…) offrant de bonnes chances de trouver un travail, à l’inverse d’universités fabriquant des bataillons d’étudiants en sociologie, c’est-à-dire des futurs chômeurs.
A la télévision, les émissions « Top chef » ou « Le meilleur pâtissier » rencontrent un immense succès. Les chefs étoilés et les chocolatiers stars sont devenus les nouveaux modèles de réussite sociale ; passer maître dans l’art d’accommoder des courgettes suscite plus d’admiration que d’intégrer Polytechnique. Le travail manuel a la cote, il est même du dernier chic. Encensé aujourd’hui par des « élites » qui l’avaient pourtant méprisé pendant des siècles. Les dîners mondains fournissent l’occasion d’évoquer avec gourmandise les cas de cet ami trader devenu émailleur d’art sur métaux ou de cette nièce normalienne « hyperbrillante » passant dans deux mois un BEP de « cannage et paillage en ameublement ».
Avec son best-seller mondial « Eloge du carburateur », l’Américain Matthew B. Crawford est devenu en quelques années le porte-parole de tous ces convertis d’un nouveau genre, ayant abandonné sans regret leur job intellectuel pour un métier manuel. Après des études en physique et un doctorat en philosophie politique à l’université de Chicago, Matthew Crawford travaille comme directeur dans un laboratoire d’idées de Washington. Un vrai cauchemar. « J’étais constamment fatigué et, sincèrement, je ne voyais pas très bien pourquoi j’étais payé (…). Au bout de cinq mois, j’ai laissé tomber pour ouvrir mon atelier de réparation de motos. » Et là, c’est le bonheur, l’épanouissement moral, la plénitude de l’être. « Le travail manuel est plus captivant d’un point de vue intellectuel. »
Le retour en force du travail manuel a de quoi soulever l’enthousiasme et de grands espoirs, mais aussi de sérieuses réserves. D’abord parce qu’il ne se résume malheureusement pas à l’artisanat noble et libérateur, à l’ébéniste épris de ses meubles, au cuisinier concoctant amoureusement ses menus. Le travail manuel reste d’abord et avant tout celui des femmes de ménage venant nettoyer les toilettes de l’entreprise, celui des ouvriers travaillant sur les chantiers dans la boue ou la poussière. Le travail manuel, c’est d’abord et avant tout la pénibilité, la fatigue physique, l’usure prématurée des corps et des vies écourtées. En France, selon l’Insee, un homme cadre de 35 ans peut espérer vivre jusqu’à 84 ans, contre 77 ans seulement pour un ouvrier.
La réhabilitation enthousiaste du travail manuel rejoint aussi l’idéologie économique assez fumeuse de la décroissance, dont Pierre Rabhi est l’un des gourous les plus vénérés. Ecoutons donc avec recueillement ce que dit ce « paysan philosophe », éleveur caprin et agriculteur biodynamique installé dans les Cévennes ardéchoises, où il vit dans le dénuement mais surtout la joie. « Aujourd’hui, les mains et les doigts sont plus que jamais
Même le très « postindustriel » Michel Houellebecq admet les limites d’un tel modèle économique.