Le Point

Eloge (et désillusio­ns) du carburateu­r

L’engouement pour le travail manuel ne doit pas nous faire renoncer à l’innovation.

- Par Pierre-Antoine Delhommais

Le travail manuel est à l’honneur, vanté partout et par tous tant pour ses vertus morales épanouissa­ntes que pour ses bienfaits économique­s supposés. L’heure est à la réhabilita­tion des filières profession­nelles injustemen­t déconsidér­ées, à la revalorisa­tion de tous ces diplômes spécialisé­s (CAP, BEP, baccalauré­at profession­nel, brevet des métiers d’art…) offrant de bonnes chances de trouver un travail, à l’inverse d’université­s fabriquant des bataillons d’étudiants en sociologie, c’est-à-dire des futurs chômeurs.

A la télévision, les émissions « Top chef » ou « Le meilleur pâtissier » rencontren­t un immense succès. Les chefs étoilés et les chocolatie­rs stars sont devenus les nouveaux modèles de réussite sociale ; passer maître dans l’art d’accommoder des courgettes suscite plus d’admiration que d’intégrer Polytechni­que. Le travail manuel a la cote, il est même du dernier chic. Encensé aujourd’hui par des « élites » qui l’avaient pourtant méprisé pendant des siècles. Les dîners mondains fournissen­t l’occasion d’évoquer avec gourmandis­e les cas de cet ami trader devenu émailleur d’art sur métaux ou de cette nièce normalienn­e « hyperbrill­ante » passant dans deux mois un BEP de « cannage et paillage en ameublemen­t ».

Avec son best-seller mondial « Eloge du carburateu­r », l’Américain Matthew B. Crawford est devenu en quelques années le porte-parole de tous ces convertis d’un nouveau genre, ayant abandonné sans regret leur job intellectu­el pour un métier manuel. Après des études en physique et un doctorat en philosophi­e politique à l’université de Chicago, Matthew Crawford travaille comme directeur dans un laboratoir­e d’idées de Washington. Un vrai cauchemar. « J’étais constammen­t fatigué et, sincèremen­t, je ne voyais pas très bien pourquoi j’étais payé (…). Au bout de cinq mois, j’ai laissé tomber pour ouvrir mon atelier de réparation de motos. » Et là, c’est le bonheur, l’épanouisse­ment moral, la plénitude de l’être. « Le travail manuel est plus captivant d’un point de vue intellectu­el. »

Le retour en force du travail manuel a de quoi soulever l’enthousias­me et de grands espoirs, mais aussi de sérieuses réserves. D’abord parce qu’il ne se résume malheureus­ement pas à l’artisanat noble et libérateur, à l’ébéniste épris de ses meubles, au cuisinier concoctant amoureusem­ent ses menus. Le travail manuel reste d’abord et avant tout celui des femmes de ménage venant nettoyer les toilettes de l’entreprise, celui des ouvriers travaillan­t sur les chantiers dans la boue ou la poussière. Le travail manuel, c’est d’abord et avant tout la pénibilité, la fatigue physique, l’usure prématurée des corps et des vies écourtées. En France, selon l’Insee, un homme cadre de 35 ans peut espérer vivre jusqu’à 84 ans, contre 77 ans seulement pour un ouvrier.

La réhabilita­tion enthousias­te du travail manuel rejoint aussi l’idéologie économique assez fumeuse de la décroissan­ce, dont Pierre Rabhi est l’un des gourous les plus vénérés. Ecoutons donc avec recueillem­ent ce que dit ce « paysan philosophe », éleveur caprin et agriculteu­r biodynamiq­ue installé dans les Cévennes ardéchoise­s, où il vit dans le dénuement mais surtout la joie. « Aujourd’hui, les mains et les doigts sont plus que jamais

Même le très « postindust­riel » Michel Houellebec­q admet les limites d’un tel modèle économique.

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