Rachid Benzine : « Il piétine le concept d’humanité globale »
Le
philosophe qui se plaît aux choses de l’esprit sans se salir les mains au contact du réel est certes respectable. Michel Onfray a, lui, le courage de quitter le monde des seuls questionnements éthérés pour se confronter au besoin de réponses de nos contemporains, en prenant position. L’ambition est noble, sans doute salutaire. Pour autant, comme il le dit lui-même, « se proposer de donner du sens à deux mille ans d’histoire (…), c’est se priver de la possibilité d’entrer dans le détail » et prendre le risque de substituer des certitudes trop vite acquises à la nécessité d’une patiente compilation de données et à l’élaboration de problématiques.
Onfray nous invite à comprendre la vie et la mort de la civilisation judéo-chrétienne en reliant « l’instant pur » d’aujourd’hui à sa profondeur historique. Il se complique la tâche en plaçant son analyse sous l’égide d’un paradigme décliniste et anxiogène dans lequel l’islam et les musulmans font office de croquemitaines. Le philosophe déroule la litanie de leurs crimes. Le sanguinaire Tamerlan y occupe une place de choix – l’auteur tient une comptabilité rigoureuse de ses méfaits et du nombre de ses victimes. Al-Andalus ne trouve pas davantage grâce à ses yeux : la « civilisation » musulmane se réduit chez Onfray à une barbarie millénaire.
Il défend aussi bec et ongles Samuel Huntington, vouant aux gémonies les contradicteurs du penseur américain. En estimant sa théorie du « choc des civilisations » pleinement confirmée par le « réel » , il essentialise les supposées civilisations définies comme le type le plus élevé possible de regroupement humain, nie leurs interpénétrations, les enferme dans des sentiments d’hostilité réciproque dont la solidarité serait absente. Ce faisant, il piétine allègrement le concept d’humanité globale et ferme la porte à tout espoir de voir émerger une civilisation pouvant intégrer l’ensemble des humains. Unissant ainsi sa vision à celle des djihadistes, pour qui les sociétés métissées sont le pire ennemi.
Onfray flirte aussi avec la théorie du « grand remplacement » par ce raccourci démographique : « La chose est simple : si les Européens judéo-chrétiens ne font plus d’enfants, les nouveaux Européens arrivés avec l’immigration (…) modifient la configuration spirituelle, intellectuelle et religieuse de l’Europe. Ces peuples sont en effet en grande partie musulmans. (…) Ces nouveaux Européens, donc, prennent le relais démographique car leurs taux de natalité en expansion compensent le taux de natalité effondré des Européens post-chrétiens… » Selon lui, ce sont des blocs spirituels et culturels qui s’opposent
« La “civilisation” musulmane se réduit chez Michel Onfray à une barbarie millénaire. »
sur la planète. La civilisation musulmane, qu’il décrit comme « déterritorialisée » , représente l’altérité absolue puisqu’il affirme qu’une « civilisation ne produit pas une religion, car c’est la religion qui produit la civilisation ». Il fustige le laxisme de nos dirigeants, notamment ceux de gauche, face à l’expression politique de l’islam par une sentence définitive : « Dans ce silence, l’Occident est mort. » Il décrit un islam en expansion, totalitaire, liberticide, écrasant par la force toute autre forme de spiritualité ou d’idéologie en proclamant : « Le Dieu du Vatican est mort sous les coups du Dieu de La Mecque. » Pour appuyer sa démonstration, il n’hésite pas à faire d’écrits véhéments de l’ayatollah Khomeyni la religion musulmane elle-même. Ou encore, évoquant le livre de Salman Rushdie « Les versets sataniques », il décrète : « Comme un seul homme, la communauté musulmane internationale s’embrase : preuve est faite que l’umma existe bel et bien. » Raccourci, quand tu nous tiens…
Onfray enrichirait sans doute son propos en s’en tenant un tant soit peu au « réel » dont il se réclame et dont il semble oublier qu’il se nourrit de pluralité, de contrastes et de contradictions. Ses choix conscients à l’intérieur d’une réalité historique ne décrivent pas le réel, ils le fabriquent. « Mais les philosophes ne sont pas hommes à estimer que, quand le réel donne tort à leurs idées, c’est que leurs idées ont tort. Tous préfèrent conclure que le réel a tort et qu’il faut bien plutôt changer de réel que d’idées », soutient-il, n’envisageant peut-être pas que ce jugement puisse s’appliquer à lui-même. Pourtant, « toute philosophie de l’histoire qui se présente comme objective n’est jamais que l’histoire de la philosophie subjective de celui qui la propose », reconnaît-il honnêtement