Fabrice Hadjadj : « Il rechute »
Qu’est- ce que Michel Onfray ? J’aurais certes préféré la question : « Qui est-il ? » Pour moi, Michel Onfray est un mystère, une créature chérie de Dieu, tout un poème. Plus encore : je sais que je suis appelé à l’aimer et à l’admirer comme tel pour l’éternité, ce qui, à l’évidence, exige un courage beaucoup plus grand que d’être simplement anéanti… Hélas ! lui-même soutient que derrière le « qui » ne se cache qu’un « quoi » : « Autrui n’est pas un visage, écrivait-il jadis dans son “Manifeste hédoniste”, mais un ensemble de signaux nerveux actifs dans un appareillage neuronal. »
Ce point de vue, son avant-dernier livre, « Cosmos », semblait l’avoir dépassé. Il y évoquait la mort de son père, et son deuil nous bouleversait parce qu’il était la perte d’un visage, non l’extinction d’un signal. Il savait aussi s’émerveiller d’un paysage et convoquer l’évidence sensible contre sa vieille pente au réductionnisme scientiste. Or voici qu’avec « Décadence » il rechute. De fait, il y a au moins deux Onfray : le solaire sensible, qui est sincèrement touché par le réel (la framboise mangée dans le jardin du père) ; le froid ratiocinateur, qui réduit tout à un système étroit et non moins partial que glacial. Et ce second personnage entre toujours au moment où le premier risque de tomber à genoux : il lui fait la leçon, se durcit à la mesure de sa douceur, le retient de verser dans le ridicule de paraître assez démuni pour entrer dans la louange ou la supplication…
Avec « Décadence », le froid ratiocinateur reprend donc toute la place. Le bandeau annonce : « Vie et mort du judéo-christianisme. » Toutefois, dès la page 24, nous apprenons avec Nietzsche que « toute philosophie est la production d’une autobiographie » . Ce que nous allons lire, par conséquent, c’est « vie et mort de Michel Onfray ». Cela explique les contresens, le caviardage, la ventriloquie permanente – souvent brillante – qu’il opère en prétendant lire les textes du passé : Jésus ne relève plus de l’Incarnation, mais de l’anticorps ; saint Paul s’explique par son impuissance sexuelle et conduit en droite ligne à Adolf Hitler ; Rousseau n’est plus que l’inventeur du totalitarisme, etc. Concernant le futur, nous découvrons que « le capitalisme est indépassable » , que le judéo-christianisme en Europe doit laisser la place à l’islam, avant que les musulmans eux-mêmes ne cèdent au transhumanisme, avec, probablement, des cyborgs en burka.
Le sensible, ici, pourrait se mettre à hurler – de rire ou d’effroi. Le ratiocinateur vient vite lui poser son bâillon : « Il n’y a matière ni à se réjouir ni à récriminer […]. C’est ainsi. Le réactionnaire peut pester et le progressiste applaudir, peu importe ; le tragique regarde ce qui advient. » Je croyais que le tragique était celui qui déchirait le ciel par un cri vertical. Il n’est ici qu’un spectateur impassible. Et même impersonnel. Car, d’après Onfray, Onfray n’existe pas vraiment. Il n’est que la « manifestation d’un pur déterminisme » : « Napoléon mort dans son berceau à l’âge de quatre mois, un autre homme aurait fait couler le sang à sa place […] Les noms propres sont des masques portés par la nécessité. » L’autobiographie n’en est donc même pas une : il ne s’agit que d’une séquelle du big bang, d’un vague « écho d’une étoile effondrée » et qui s’effondre encore. La dernière phrase du livre ? « Le néant est toujours certain. »
Ainsi, personne n’a écrit ce livre qui débouche sur rien. Et pourtant, il y a le visage de Michel Onfray – ce visage qui m’apparaît d’autant plus comme un miracle sur fond de son néant réaffirmé
« Il y a au moins deux Onfray : le solaire sensible, sincèrement touché par le réel, et le froid ratiocinateur, qui réduit tout à un système étroit. »