Les réactions de Haïm Korsia, François-Xavier Bellamy, Rachid Benzine, Fabrice Hadjadj
Ce livre a pour ambition de « présenter une philosophie de l’Histoire », celle de Michel Onfray, qui se place sous le patronage de Nietzsche et de Montaigne. Le sous-titre, « Vie et mort du judéo-christianisme », résume la pensée de l’auteur, qui, après avoir écrit dans la préface (p. 21) que « la civilisation judéochrétienne européenne se trouve en phase terminale », précise son objet (p. 35) : « Il faut définir à nouveaux frais un matérialisme historique et dialectique, mais dans une tout autre optique que celle de Marx et Engels. » Rien que cela ! Et en fait nous nous trouvons devant un nouveau volume du storytelling : tout va mal, nous sommes finis. Je ne partage pas du tout ce défaitisme même si, parfois, Onfray a une « intuition du monde », pour emprunter son beau titre à Adeline Baldacchino, qui lui a consacré un essai début 2016 (éditions Le Passeur).
La première partie de l’ouvrage, « Les temps de la vigueur », appellera sans doute de nombreuses critiques, et pas seulement des milieux chrétiens.
Tout d’abord, l’auteur met en cause l’existence historique de Jésus, au motif qu’ « il n’existe de ce personnage aucune preuve tangible en son temps : on ne trouve en effet de lui aucun portrait physique, ni dans l’histoire de l’art qui lui serait contemporaine, ni dans les textes des Evangiles, où on ne trouve aucune description du personnage » (p. 45). C’est un peu court, et d’ailleurs faux, et on invite Onfray à lire la synthèse écrite en 2011 par l’historien Jean-Christian Petitfils, qui note que « nul historien sérieux aujourd’hui ne doute de son existence ». J’ose même lui suggérer de lire ou, plutôt, de découvrir le Talmud qui en parle. Au demeurant, Onfray ne semble pas vraiment croire à son postulat de départ puisqu’il écrit plus loin (p. 195) : « Admettons l’existence historique de Jésus, même de façon minimale », pour ajouter immédiatement une remarque désagréable et sans logique académique : « Il est alors un des nombreux illuminés qui, à l’époque, annoncent le royaume des cieux, ce qui ne mange pas de pain d’un point de vue historique. »
Les chapitres consacrés à l’apôtre Paul, qui contribua de manière déterminante à conceptualiser la doctrine chrétienne, aux sources chrétiennes de l’antisémitisme, aux débats théologiques très vifs, avant et après Constantin, apprendront beaucoup aux lecteurs. Ils montrent que le christianisme a mis plusieurs siècles avant de prendre la forme que nous lui connaissons et qui n’est peut-être pas définitivement figée. Par ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que le développement de la foi a souvent été accompagné de violences, Onfray consacrant d’intéressants développements aux croisades, à l’Inquisition et à la lutte contre la sorcellerie. Il importe toutefois de noter que, concernant les « heures les plus noires de son histoire », l’Eglise catholique a déjà fait acte de contrition, notamment en l’an 2000. Surtout, employer des expressions inadéquates – « Etat totalitaire », « Etat terroriste » – et faire à plusieurs reprises un lien entre Hitler et le catholicisme ne sert pas la thèse que l’on défend. Et insulte le bon sens et les croyants. Enfin, vouloir faire croire que le monothéisme est intrinsèquement violent, comme l’écrit Onfray : « Tout commence avec le Dieu unique qui n’en supporte pas d’autres et règle le problème par l’extermination de ce qui n’est pas lui » (p. 221), traduit une profonde méconnaissance des textes bibliques qu’Onfray cite sans vraiment les comprendre. Il y aurait à ce propos beaucoup à dire de la notion de « seigneur de la guerre » reprise sans le moindre effort d’interprétation par l’auteur, peut-être parce qu’il n’a jamais bénéficié d’un enseignement en langue hébraïque ni même d’une simple initiation à celle-ci. Donnons, au moins pour ce verset, l’interprétation de Rachi, le célèbre rabbin de Troyes : « Même lorsqu’Il combat des hommes, Il les nourrit. »
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Le temps de l’épuisement », Onfray retient trois grands stades de l’évolution, selon lui, de la civilisation judéo-chrétienne, à savoir dégénérescence, sénescence et enfin déliquescence.
Nous avons globalement apprécié le premier, et notamment les passages consacrés aux intellectuels européens de la Renaissance, les humanistes, qui ont permis de redécouvrir la sagesse issue de l’Antiquité, ainsi que ceux traitant de la controverse de Valladolid et des conséquences de la Réforme, qui selon l’auteur « fait effectuer un immense pas à la laïcité » (p. 363).
Au titre du deuxième stade, celui de la sénescence, Onfray indique que le « principe de ressentiment » est à l’origine de bien des catastrophes, de la Révolution française, qui a effectivement « dévoré ses enfants » en appliquant les principes de Rousseau, qui « a produit avec le Contrat social la matrice de ce qui deviendra le totalitarisme » (p. 419), à la pensée marxiste-léniniste, qui a donné naissance au système communiste et a
« Nous nous trouvons devant un nouveau volume du “storytelling” : tout va mal, nous sommes finis. »
entraîné la mort de 100 millions de personnes. C’est une évidence aujourd’hui largement partagée, ce qui n’était pas le cas, notamment dans les milieux intellectuels français, il y a vingt ou trente ans…
Le troisième stade, celui de la déliquescence, traduisant le « nihilisme européen », suscitera beaucoup de commentaires, sans doute parce que l’auteur y évoque la période contemporaine et se livre à un exercice de prospective qui traduit son défaitisme quant à l’avenir de la civilisation européenne. Onfray traite longuement du concile Vatican II et de ses conséquences. C’est, selon lui, le « Mai 68 chrétien », débouchant sur une « déchristianisation chrétienne ». Je pense absolument l’inverse, à savoir que ce concile conduit les fidèles catholiques à revenir aux sources juives du christianisme. Et on ne peut à la fois reprocher à l’Eglise d’être totalitaire et d’être ouverte. Il y a dans Vatican II une démarche prophétique qui a grandi l’Eglise, car elle a su espérer dans la rencontre avec le monde au lieu de s’enfermer dans un monologue.
Les deux derniers chapitres et la conclusion sont l’occasion pour Onfray de revenir sur l’actualité la plus tragique (11 septembre 2001, attentats en France depuis janvier 2015) et les défis que pose l’islam à la civilisation européenne, et plus généralement au monde libre et démocratique. Nul doute que ces passages, ainsi que ceux consacrés à la religion musulmane, vont susciter la polémique, car ils ne sont pas précisément marqués du sceau du politiquement correct. Onfray contribue à éclairer l’opinion, à l’inverse de cette « intelligentsia française issue du moule normalien » qui préfère « une belle idée fausse à une vérité cruelle et laide », et s’est trouvée souvent « aux antipodes de la lucidité » (p. 552). Mais est-il obligé d’être si désobligeant, si violent ?
On se gardera bien de conclure sur les perspectives dressées par l’auteur, à moyen terme : « Dans le jeu des civilisations post-judéo-chrétiennes qui se jouera sur des siècles, voire des millénaires, l’islam, c’est évident, tiendra un rôle important » (p. 580), et encore moins sur le transhumanisme évoqué en conclusion. Sachons tout de même garder espoir et raison. Après tout, qui aurait pensé, au sortir de la pire catastrophe qu’il a subie, que le peuple juif se relèverait et que l’Etat d’Israël pourrait être édifié ? Notre auteur l’indique d’ailleurs lui-même : « [la civilisation] qui fut, il y a trois mille ans, celle des juifs soumis à la loi de Moïse persiste jusqu’à ce jour après de multiples aléas… » (p. 25).
Bon, alors, n’en déplaise à Onfray, rendez-vous dans trois mille cinq cents ans pour voir où nous en serons et pour constater si le judéo-christianisme aura toujours sa place dans le monde. De notre côté, et n’en déplaise à Balaam de la Bible, à Amalek et à tous ceux qui ont voulu l’inverse ou qui ont annoncé le contraire, nous clamons depuis toujours qu’ « Am Israël haï », le peuple d’Israël est vivant