Roman : obsédée textuelle (« Mise en pièces », de Nina Leger)
Nina Leger dresse le portrait d’une collectionneuse de sexes. Fascinant.
Dès la première phrase, on est mis dans le bain. Enfin, façon de parler. « Elle le fait glisser dans sa bouche. » On poursuit : « Elle le laisse s’alourdir, prendre chaleur, ampleur et forme, pousser contre son palais, peser sur sa langue. » C’est vivant, alors on continue : « Lèvres immobiles, infimes contractions intérieures : elle a ôté au geste sa frénésie. » C’est joliment tourné, « elle a ôté au geste sa frénésie » . La phrase suivante est japonaise : « Elle pense aux fleurs de papier qui se déploient lorsque posées sur l’eau. » On pense à Proust, alors, la fameuse scène de la madeleine. Sauf qu’ici la madeleine est autre, et il y en a pléthore, de madeleines. « Mise en pièces », c’est en effet l’histoire d’une collectionneuse de sexes. C’est vraiment très très bien. Osons le mot : novateur. Nina Leger a 28 ans. Nous n’avons pas lu son premier livre, paru chez Lattès en 2014. Cette fois, est-ce à cause du titre ? Une Nina mise en pièces, on voulait voir. Qu’est-ce qu’on est heureux quand on découvre un jeune auteur qui ne fait pas comme tout le monde ! Le sexe, on ne sait pas si tout le monde le fait, mais tout le monde, en tout cas, l’écrit, et c’est souvent lourd.
Dans « Mise en pièces », qui n’a rien d’érotique, il n’est pas lourd, mais léger, comme le nom de l’auteure. Les noms obligent-ils ? C’est donc l’histoire d’une collectionneuse de sexes. D’une femme dont on ne saura rien d’autre que ça, cette obsession : sucer, et placer les sexes qu’elle rencontre – et qu’elle isole des corps auxquels ils appartiennent – dans une sorte de palais mental, mémoriel, dont chaque pièce renferme non pas un souvenir de sexe mais un sexe, physique, décrit en termes extrêmement précis, poétiques, tactiles, géométriques. Elle les convoque à l’envi, en fermant les yeux. « Mises en pièces » est le récit d’une exploration du désir, d’une femme qui suit sa pente sans tomber. Pardon, on sait autre chose d’elle : elle s’appelle Jeanne, et ne grille même pas sur un bûcher. Elle est intacte, Jeanne, « défaille sans faiblesse » . Les hommes veulent s’attacher ? Pas elle ; elle suit sa pente, elle met en pièces, de chambres d’hôtel en stations de métro, fragmente les corps, garde ce qui l’intéresse, toujours la même chose, « tantôt uni et opaque, tantôt fragile et translucide, veiné de circulations souterraines » . Pourquoi ne sait-on rien d’elle ? Parce que Nina Leger ne veut pas conditionner ce désir glouton à une explication sociale, familiale, à une « adolescence boulimique » , un mari gynéco, une « nymphomanie » , mot qu’elle déteste parce qu’il ne s’applique qu’aux femmes, et dont elle se moque, épuise le sens sur une page entière. Un peu court, ce foutu terme de nymphomanie. Court, comme ce livre, mais dense, et dont le style, aussi, danse. On est assez fasciné, mot qui vient du latin fascinus, le sexe masculin dressé « Mise en pièces », de Nina Leger, Gallimard, 155 p.
« Elle le laisse s’alourdir, prendre chaleur, ampleur et forme, pousser contre son palais, peser sur sa langue. » Nina Leger, « Mise en pièces »