Le Point

Roman : obsédée textuelle (« Mise en pièces », de Nina Leger)

Nina Leger dresse le portrait d’une collection­neuse de sexes. Fascinant.

- PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Dès la première phrase, on est mis dans le bain. Enfin, façon de parler. « Elle le fait glisser dans sa bouche. » On poursuit : « Elle le laisse s’alourdir, prendre chaleur, ampleur et forme, pousser contre son palais, peser sur sa langue. » C’est vivant, alors on continue : « Lèvres immobiles, infimes contractio­ns intérieure­s : elle a ôté au geste sa frénésie. » C’est joliment tourné, « elle a ôté au geste sa frénésie » . La phrase suivante est japonaise : « Elle pense aux fleurs de papier qui se déploient lorsque posées sur l’eau. » On pense à Proust, alors, la fameuse scène de la madeleine. Sauf qu’ici la madeleine est autre, et il y en a pléthore, de madeleines. « Mise en pièces », c’est en effet l’histoire d’une collection­neuse de sexes. C’est vraiment très très bien. Osons le mot : novateur. Nina Leger a 28 ans. Nous n’avons pas lu son premier livre, paru chez Lattès en 2014. Cette fois, est-ce à cause du titre ? Une Nina mise en pièces, on voulait voir. Qu’est-ce qu’on est heureux quand on découvre un jeune auteur qui ne fait pas comme tout le monde ! Le sexe, on ne sait pas si tout le monde le fait, mais tout le monde, en tout cas, l’écrit, et c’est souvent lourd.

Dans « Mise en pièces », qui n’a rien d’érotique, il n’est pas lourd, mais léger, comme le nom de l’auteure. Les noms obligent-ils ? C’est donc l’histoire d’une collection­neuse de sexes. D’une femme dont on ne saura rien d’autre que ça, cette obsession : sucer, et placer les sexes qu’elle rencontre – et qu’elle isole des corps auxquels ils appartienn­ent – dans une sorte de palais mental, mémoriel, dont chaque pièce renferme non pas un souvenir de sexe mais un sexe, physique, décrit en termes extrêmemen­t précis, poétiques, tactiles, géométriqu­es. Elle les convoque à l’envi, en fermant les yeux. « Mises en pièces » est le récit d’une exploratio­n du désir, d’une femme qui suit sa pente sans tomber. Pardon, on sait autre chose d’elle : elle s’appelle Jeanne, et ne grille même pas sur un bûcher. Elle est intacte, Jeanne, « défaille sans faiblesse » . Les hommes veulent s’attacher ? Pas elle ; elle suit sa pente, elle met en pièces, de chambres d’hôtel en stations de métro, fragmente les corps, garde ce qui l’intéresse, toujours la même chose, « tantôt uni et opaque, tantôt fragile et translucid­e, veiné de circulatio­ns souterrain­es » . Pourquoi ne sait-on rien d’elle ? Parce que Nina Leger ne veut pas conditionn­er ce désir glouton à une explicatio­n sociale, familiale, à une « adolescenc­e boulimique » , un mari gynéco, une « nymphomani­e » , mot qu’elle déteste parce qu’il ne s’applique qu’aux femmes, et dont elle se moque, épuise le sens sur une page entière. Un peu court, ce foutu terme de nymphomani­e. Court, comme ce livre, mais dense, et dont le style, aussi, danse. On est assez fasciné, mot qui vient du latin fascinus, le sexe masculin dressé « Mise en pièces », de Nina Leger, Gallimard, 155 p.

« Elle le laisse s’alourdir, prendre chaleur, ampleur et forme, pousser contre son palais, peser sur sa langue. » Nina Leger, « Mise en pièces »

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Mécanique de précision. L’écriture sèche et poétique de Nina Leger zoome sur le corps des hommes.

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