Roman : un moujik à Paris (« Face au Styx », de Dimitri Bortnikov)
Dimitri Bortnikov vient de la Volga, déteste le caviar et publie « Face au Styx », un torrent de mots. Rencontre.
Un torrent littéraire de près de 800 pages, puissant, syncopé, fiévreux, qui mêle éructations et aphorismes, multiplie les points d’exclamation céliniens et malmène la langue autant qu’il la réinvente et la sculpte. « Face au Styx » est l’un des projets fous de cette rentrée littéraire, fruit de huit ans de travail acharné, sous la plume du Russe Dimitri Bortnikov. Dans ce roman-fleuve, qui coule entre la Russie de son enfance et le Paris contemporain, il s’agit aussi pour lui d’achever de conquérir le français. C’est son troisième texte dans cette langue, après plusieurs récits dans sa langue maternelle. « L’esprit français est très froid. Tu ne peux rien dire directement, contrairement au russe. L’émotion, en français, est une rivière gelée. Il faut briser la glace pour accéder à l’eau. C’est pourquoi j’ai dû forger ma propre langue. » Dans cette épopée, le narrateur revisite ses morts – dont Pépé Jo, combattant de trois guerres – vit les extases et les déchirements de la passion, erre en compagnie de quelques âmes perdues, cocasses ou tragiques. Et l’émotion est bien là. « Le narrateur a été aimé, mais tous ceux qui l’ont aimé sont décédés. Il faut amener le lecteur jusqu’aux dernières douves de cette forteresse impénétrable qu’est la mort. »
« Veste du goulag ». Qui est l’homme derrière cette prose furieuse et incandescente ? Né en 1968 en Russie, sur les bords de la Volga, Bortnikov, qui nous apparaît dans un café les cheveux dressés sur la tête et vêtu d’une veste matelassée comme un héros de roman russe, est le fils d’un pêcheur d’esturgeons et d’une sage-femme, qu’enfant il accompagnait souvent en tournée. Il en gardera un dégoût pour le caviar ( « mon père en rapportait des seaux tous les jours » , dit-il d’une voix où tous les « r » sont roulés) et un rêve de jeunesse : devenir médecin.
Un service militaire du côté du cercle polaire va tout changer. Délirant après une fièvre, il commence à coucher quelques noms sur le papier – et ne s’arrêtera plus jamais d’écrire. « Comme tous les Russes, je crois au destin – et j’aime le mien » , tranche-t-il. Sur un coup de tête, il choisit Paris, en 1999, pour accomplir son chemin vers les mots. « Pour les Russes, Paris, c’est comme le caviar pour les Français : on se précipite ! » La vie n’y sera pas toujours facile. Bortnikov exerce divers métiers, dont cuisinier pour une aristocrate, qui lui apprendra le français… « Oui, la beauté de Paris peut grogner ou craquer, mais c’est toujours la beauté. Comme être dans les coulisses d’un défilé de mode. »
La Russie ne l’a pas quitté pour autant – et il ne se prive pas de le rappeler. Ne serait-ce que dans cette fameuse veste matelassée. « C’est ma veste du goulag, celle que portaient les taulards et les condamnés au goulag, raconte-t-il fièrement. En Russie, c’est très marqué, on m’a déjà arrêté à l’aéroport à cause d’elle et mis automatiquement dans la file des suspects. » Il a aussi traduit une partie de la correspondance d’Ivan le Terrible – « j’avais l’impression de lire la correspondance d’un personnage de Dostoïevski ».
Bortnikov parle comme il écrit : par envolées parfois mystérieuses, en alternant quête de l’absolu et éclats d’humour, mysticisme et trivialité. Il affiche un goût prononcé pour les métaphores, en particulier animalières. « Un mammouth n’accouche pas d’un hérisson. Je préfère écrire de gros livres… » plaisante-t-il. Avant de lâcher : « La littérature est un aspirateur puissant. Je ne sais pas par quel miracle la mouche que je suis a réussi à mettre cet aspirateur en marche. Maintenant, il faut que la mouche batte des ailes suffisamment fort pour ne pas être aspirée. » S’il n’aime pas se définir
« L’émotion, en français, est une rivière gelée. Il faut briser la glace pour accéder à l’eau. C’est pourquoi j’ai dû forger ma propre langue. »