Je ne veux jamais oublier Michel Déon, par Patrick Besson
L’académicien s’est éteint le 28 décembre 2016, à 97 ans, en Irlande. Patrick Besson se souvient.
Un taxi mauve » offert, en juin 1973, par Sonia Ferry à Montreuil pendant mon hépatite virale. La position du lecteur de Déon : couché. Cette belle et grande Normande blonde de 20 ans aurait pu être un de ses personnages, mais je suis tombé amoureux de lui, pas d’elle. Dans ma bibliothèque de la rue de Bourgogne, l’exemplaire dédicacé, le 9 décembre 2001, par Michel : « Pour Patrick, en attendant qu’il hèle un “Taxi”, mauve ou pas, et dise : Taxi, Tynagh, Irlande. » Le même jour, sur l’édition Plon (8e mille) de « Je ne veux jamais l’oublier » (1950) : « On dit ça… et puis… on oublie un peu, beaucoup, heureusement. » Je ne veux jamais oublier Michel Déon. Il est l’écrivain français que, dans ma jeunesse, j’ai le plus aimé. Y a-t-il quelqu’un, aujourd’hui, que j’aime davantage ? Je me rends compte que non. Michel aura été l’écrivain français vivant que j’ai le plus aimé de toute ma vie et qu’il soit mort n’y changera rien.
On entrait dans ses livres comme dans un bon hôtel ou un grand restaurant : certain d’y avoir tout le plaisir possible. C’étaient des oeuvres ensoleillées et tendres, au romantisme réfléchi. Le narrateur était souvent grognon, comme tous les adolescents. En colère contre la société, jamais assez bonne pour lui. Du coup, il la fuyait. En Italie, en Grèce, au Portugal. A bord d’une voiture décapotable. C’était l’époque où les gens avaient une auto, parce qu’ils pouvaient la garer.
Le charme de ce célibataire pauvre à bonnes fortunes. Le monde selon Déon : une aire de jeu amoureux. La femme qu’il aime est trop chère pour lui ? Qu’à cela ne tienne : il se soûle dans un bar et finit la nuit avec la barmaid. C’est Stendhal avec une carte routière. Le personnage déonien vit à découvert sur les plages de la Méditerranée. Il est libre, élégant, brutal. Désintéressé, comme Vailland après sa rupture avec le PCF. Le fameux désengagement des Hussards (Nimier, Blondin, Laurent et Déon), qui ont tous milité pour l’Algérie française. Les trois premiers ont eu bien de la chance d’être morts avant La Manif pour tous : ils y auraient défilé en zigzags, surtout Blondin. Michel, lui, était en Irlande.
Dernière page. Dans « Les poneys sauvages » – « qui rentrent à l’écurie, plutôt fourbus et résignés » (dédicace du 9 décembre 2001) – je trouve quelques lettres de Déon. Tant d’indulgence et d’amitié dans ses jugements sur mes ouvrages. Michel a mis beaucoup de talent à s’occuper du talent des autres. Ces déjeuners qu’il passait à vanter Carrère, Houellebecq, Kis, Littell (le fils), Rolin (Jean). A 20 ans, il militait pour le roi ; à 80, pour les autres. C’était un irréductible colleur d’affiches. Un scout lettré toujours prêt pour un voyage ou un colloque, un dîner ou un ciné. Il est même venu à Belgrade sur l’invitation de notre chère Madeleine Zepter, qui l’éditait en Serbie. Il avait un énorme plaisir à vivre son admirable vie : sa mort n’en paraît que plus abominable.
Dans « Un parfum de jasmin » – « relu dans la nuit de mercredi 9 et jeudi 10 juin 2004, après ma rencontre, chez Laurent, avec Adélaïde de Clermont-Tonnerre, journaliste à Point de vue » , ainsi qu’il est indiqué par moi sur la page de garde, et dédicacé par Michel le 12 février 2013 : « Cher Patrick, en souvenir d’un “parfum de” boudin noir [jasmin rayé] au Bistrot de l’Université » –, il y a cette nouvelle merveilleuse qui donne son titre au livre et débute ainsi : « C’était la mort d’un été, au bord d’une plage italienne, à Positano exactement. » Je me souviens d’un dîner sur la terrasse parisienne de Laurence Tacou, où, sous le regard amusé d’Eric Neuhoff, Adélaïde, avec cet aplomb merveilleux qui en a fait une des reines de Paris, avait soutenu que Jeanne d’Arc n’était pas pucelle. La tête de Michel,
« C’est Stendhal avec une carte routière. Le personnage déonien vit à découvert sur les plages de la Méditerranée. Il est libre, élégant, brutal. »
qui avait épousé Chantal, une descendante de la famille d’Arc, le 15 mars 1963.
Son chef-d’oeuvre reste pour moi « Le jeune homme vert » (1975) et « Les vingt ans du jeune homme vert » (1977), roman unique que, sur les conseils de son éditeur Claude Gallimard, l’auteur avait divisé en deux, ce qui lui a permis de faire deux best-sellers au lieu d’un. Ce serait bien, un gros Folio rassemblant les deux titres : on aurait une idée juste de l’ampleur de l’oeuvre. Le talent, a dit un jour Peter Handke, c’est la confiance. Et de la confiance, dans ces années-là, Déon en avait à revendre. Après son Interallié de 1970 pour « Les poneys », Michel a reçu le Grand Prix de l’Académie française pour son « Taxi ». Il s’est installé en Irlande, où écrire des romans est l’une des rares distractions, avec regarder tomber la pluie et rire au nez du fisc français. « Le jeune homme vert » et sa suite sont une cavalcade à travers le XXe siècle, moins alourdie que « Les poneys » par les obsessions politiques de l’auteur. Michel n’a plus besoin de se venger de 1945, de 1954, de 1962 et de 1968 : son succès en librairie l’a fait à sa place. Divers, varié, multiple : le roman – écrit après la lecture de « Histoire de Tom Jones, enfant trouvé », de Henri Fielding (le plus grand livre de la littérature de langue anglaise aux yeux de Hemingway) – est un enchantement. Le hussard est sur le toit et ne redescendra pas avant la dernière page. Dédicace du 10 février 2004 : «… l’auteur se réserve le droit absolu de ne jamais raconter ce qui est arrivé après »…
Ma première rencontre avec Déon, en 1975, au club Interallié, pour l’éphémère prix Réalités. Je siège dans le jury avec celui qui est pour moi, à 19 ans, un dieu vivant : j’ai, depuis juin 1973, lu tous ses romans. « Les gens de la nuit » en Folio acheté dans une librairie du boulevard Saint-Germain sous les Klaxon de protestation des automobilistes, pas contre mes goûts littéraires mais à cause de deux jeunes garçons qui s’embrassent sur la bouche à un feu rouge. Au club Interallié, on nous sert des côtes d’agneau. Je réclame de la moutarde. Soupir désapprobateur de Michel : « De la moutarde avec de l’agneau… » Puis nous sommes devenus amis et je n’ai plus jamais mangé de l’agneau avec de la moutarde