Le Point

Victor del Arbol, l’écrivain qui venge les femmes

L’auteur de « La tristesse du samouraï » est de retour avec une vibrante héroïne. Rencontre à Barcelone.

- PAR JULIE MALAURE

Son premier roman traduit en France, « La tristesse du samouraï », avait été un choc, un violent coup au coeur. Avec cette fresque historique sidérante, ce roman noir sur fond rouge sang, il nous emportait dans un cycle de vengeances prenant sa source dans la guerre civile espagnole. Les destins des personnage­s s’y imbriquaie­nt, entraient en collision, entachant les génération­s à venir. Un Guernica verbal signé d’un ex-flic catalan dont on ne savait rien. Le jury du prix Le Point du Polar européen – Jean-Louis Debré, son président, en tête – était tout entier tombé sous son charme tranchant. C’était en 2012, mais aucun d’entre nous n’a oublié l’ouverture, digne du très grand écran, sur une femme splendide, fière, qui, dans la vapeur d’un quai de gare, assiste au rapt de son enfant par un salopard. Son mari. Un fasciste.

Quatre ans et deux livres plus tard, le cinquième roman de Victor del Arbol paraît en France. Retrouvera-t-on dans « La veille de presque tout » toute la puissance de notre Catalan fétiche ? Certes son style a changé. Ses phrases sont plus concises, son vocabulair­e plus précis, et la galerie de personnage­s dont il est coutumier, plus ramassée, compacte. Ses personnage­s, des âmes en peine – les hommes toujours au bord du gouffre, les femmes toujours sublimes –, ont gagné cette fois en épaisseur, entraînant le lecteur plus loin encore dans leurs abîmes ; c’est une parfaite réussite. Ce roman noir, qui flirte avec le roman psychologi­que, vient d’ailleurs d’être couronné du prix Nadal, le prix littéraire le plus prestigieu­x d’Espagne. Impossible alors de résister à la tentation de

rencontrer cet écrivain de plus en plus grand dans son fief, Barcelone.

Ainsi nous voilà, presque sur un claquement de doigts, Passeig de Gracia. « Les Champs-Elysées » , nous dit Victor del Arbol, le quartier chic où il réside désormais, en nous montrant, au loin – nous sommes sur les toits ondulés d’une maison de Gaudi, la Pedrera – le quartier pauvre dont il s’est extrait. On lui dit tout ce que l’on aime, il nous dévoile ses moteurs. Sa quête du mot juste, son besoin d’exactitude pour traduire les sentiments, sans fard, dépouillé de tout mensonge. On lui parle de cette façon qu’il a, impression­nante, de construire la narration, comme ici autour du thème du rapport au passé, abordé de façon différente par chaque personnage. L’effet est captivant, à la fois répétitif et renouvelé ; on dévore ce drame comme une tragédie grecque, un roman russe ou l’étude approfondi­e d’un sujet.

Eva, exquise et richissime. Lui appelle ça une constructi­on « en oignon » : « Comme si on retirait pour chaque personnage les couches successive­s. » On apprend en effet, de cette façon, en avançant dans le roman, à connaître des personnage­s hantés par leurs souvenirs. Germinal le policier poursuivi par une faute qu’il n’a pas commise, l’orphelin Daniel, qui danse sur les cendres de son enfance évaporée, le vieux chapelier argentin Mauricio, rivé à ses souvenirs des geôles de la dictature, rescapé du bourreau Oliviero, qui, lui, avance léger dans l’oubli. Les existences se croisent autour d’un personnage central : Eva, exquise et richissime, qui, depuis qu’un fou a pris la vie de sa fille, tente de devenir une autre, Paola, photograph­e débarquant en voiture de luxe dans un coin perdu de la Galice… Une femme forte, comme les aime del Arbol, représente, reconnaît l’écrivain, une sorte de double littéraire. Comme elle, il a vécu plusieurs existences. « J’ai été séminarist­e, étudiant en histoire, policier, je me suis marié de nombreuses fois, ai divorcé d’autant » , raconte-t-il. Devenir une femme, rien ne surprend moins pour qui a lu ses romans. Les siennes sont toujours des pasionaria­s sublimes face à l’adversité, à la fois piliers de lignées dans la tourmente, et donc mater dolorosa. On lui fait part de cette impression, comme s’il écrivait ses livres en disant « nous, les femmes ». Il sourit, l’expression lui plaît, il nous en donne la clé : la toute première femme, sa mère. « J’ai transformé ma mère en une sorte d’idéal. Faire sa fierté est ma raison d’avancer. Je l’ai quittée lorsque j’avais 14 ans (des prêtres sont venus le chercher, NDLR). J’ai toujours eu le sentiment qu’elle avait sacrifié sa vie pour mes frères et moi. La seule façon de lui rendre la pareille, c’est qu’elle sente que cela en valait la peine. » C’est elle qu’il appelle en premier lorsqu’il décroche le Nadal. « C’est comme si j’avais oeuvré toute ma vie pour ce moment. Pas un moment pour moi, mais celui où ma mère me verrait à la télévision » , raconte-t-il en souriant au souvenir de cette mère inquiète de savoir si sa cravate était droite.

On se prend au plaisir de le questionne­r sur son père. Ils sont si torturés, dans ses livres… C’est l’autre face du mystère de Victor del Arbol. « Je vais te dire ce que je n’ai dit à personne. Lorsque j’ai écrit “Toutes les vagues de l’océan”, mon précédent livre, je suis allé voir mon père, que je n’avais plus revu depuis des années. Il m’a demandé pardon pour des choses qu’il m’a faites dans le passé. Et je me suis rendu compte que j’en étais incapable. Voilà pourquoi j’ai écrit “La veille de presque tout”. »

Ce livre, il nous l’explique, est d’abord une mise à plat, par les personnage­s, de ses traumatism­es d’enfant. C’est aussi un lent travail autour de la question du pardon. Aux autres et à soi. « Les personnage­s échappent à leur lutte intérieure, ajoute-t-il. Ils se réinventen­t. Et je me sens ainsi. » Le samouraï n’est plus triste « La veille de presque tout », de Victor del Arbol, traduit de l’espagnol par Claude Bleton (Actes Sud, 320 p., 22,50 €).

EXTRAIT

« J’ai rêvé que je pouvais être une autre, que je pourrais tout recommence­r. J’ai roulé jusqu’au bout du monde, j’ai changé de nom et de couleur de cheveux. Mais cela n’a servi à rien. (…) Nous essayons d’échapper à notre destin sans nous rendre compte que nous allons droit vers lui, conclut-elle.

Ibarra hausse les épaules. Il a toujours pensé que nous refusons d’admettre que nos vies sont un produit de ce foutu hasard. Que nous tenons à trouver une justificat­ion, car nous sommes incapables d’accepter cette nausée de non-sens qui nous fait vomir. J’ai besoin que tu me racontes ce qui s’est passé, Eva.

Elle pousse un gémissemen­t de douleur, comme un animal blessé qui chercherai­t un lieu pour vivre son agonie. Les animaux blessés inspirent la compassion, mais ils sont dangereux, la douleur les rend fous et il vaut mieux les laisser tranquille­s. Mais nous ne pouvons nous empêcher de les approcher. Elle le regarde. Ibarra devine, dans l’ombre légère de reproche de son regard, le désarroi et la solitude obstinée qui sont devenus une seconde peau pour Eva. »

 ??  ?? Ombres et lumière. Avec son nouveau roman, Victor del Arbol a décroché le Nadal, prix littéraire le plus prestigieu­x d’Espagne.
Ombres et lumière. Avec son nouveau roman, Victor del Arbol a décroché le Nadal, prix littéraire le plus prestigieu­x d’Espagne.

Newspapers in French

Newspapers from France