Le Point

Et si Huntington avait raison ?

Il y a vingt ans, Odile Jacob publiait en France « Le choc des civilisati­ons », de Samuel Huntington. Un texte prémonitoi­re selon Onfray.

-

Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économique­s, mais entre peuples appartenan­t à différente­s entités culturelle­s. Les guerres tribales et les conflits ethniques feront rage à l’intérieur même de ces civilisati­ons. Cependant, la violence entre les Etats et les groupes appartenan­t à différente­s civilisati­ons comporte un risque d’escalade si d’autres Etats ou groupes appartenan­t à ces civilisati­ons se mettent à soutenir leurs « frères 2 ». L’affronteme­nt sanglant entre clans en Somalie ne représente pas une menace de conflit élargi.

L’affronteme­nt sanglant entre tribus au Rwanda a des conséquenc­es sur l’Ouganda, le Zaïre et le Burundi, mais pas au-delà. Les affronteme­nts sanglants de civilisati­ons en Bosnie, dans le Caucase, en Asie centrale ou au Cachemire pourraient au contraire donner lieu à des guerres plus importante­s. Au cours des guerres yougoslave­s, la Russie a apporté son soutien diplomatiq­ue aux Serbes, tandis que l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Iran et la Libye fournissai­ent de l’argent et des armes aux Bosniaques, non pas pour des raisons idéologiqu­es, politiques ou économique­s, mais par affinité culturelle. (...) Pour Jacques Delors, « les conflits à venir seront provoqués par des facteurs culturels plutôt qu’économique­s ou idéologiqu­es » . Et les conflits culturels les plus dangereux sont ceux qui ont lieu aux lignes de partage entre civilisati­ons.

(...) Durant quarante-cinq ans, le rideau de fer a été la principale ligne de fracture en Europe. Cette barrière s’est déplacée de plusieurs centaines de kilomètres à l’est. Elle sépare désormais les chrétiens occidentau­x d’un côté, les musulmans et les orthodoxes de l’autre.

Les principes philosophi­ques, les valeurs fondamenta­les, les relations sociales, les coutumes et la façon de voir la vie en général diffèrent sensibleme­nt d’une civilisati­on à l’autre. Le renouveau du religieux un peu partout dans le monde accroît encore ces différence­s culturelle­s. (…) Les différence­s majeures dans le développem­ent politique et économique d’une civilisati­on à l’autre s’enracinent à l’évidence dans leurs différence­s culturelle­s. La réussite économique de l’Extrême-Orient prend sa source dans la culture asiatique. De même, les difficulté­s des sociétés asiatiques à se doter de systèmes politiques démocratiq­ues stables. La culture musulmane explique pour une large part l’échec de la démocratie dans la majeure partie du monde musulman. Le développem­ent des sociétés postcommun­istes de l’Europe de l’Est et de l’ex-Union soviétique est fonction de leur identité civilisati­onnelle. Celles qui ont une tradition héritée du christiani­sme occidental deviennent prospères et démocratiq­ues ; l’avenir économique et politique des pays orthodoxes reste incertain ; quant à celui des république­s musulmanes, il s’annonce mal.

L’Occident est et restera des années encore la civilisati­on la plus puissante. Cependant, sa puissance relative par rapport aux autres civilisati­ons décline. Tandis qu’il essaie de réaffirmer ses valeurs et de défendre ses intérêts, les sociétés non occidental­es sont confrontée­s à un choix. Certaines tentent d’imiter l’Occident. D’autres, confucéenn­es ou musulmanes, s’efforcent d’étendre leur puissance militaire et économique pour résister à l’Occident et trouver un équilibre avec lui. L’axe central de la politique mondiale d’après la guerre froide est ainsi l’interactio­n entre, d’une part, la puissance et la culture de l’Occident et, d’autre part, la puissance et la culture des civilisati­ons non occidental­es.

En résumé, le monde d’après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisati­ons. Les affinités et les différence­s culturelle­s déterminen­t les intérêts, les antagonism­es et les associatio­ns entre Etats. (…) Les conflits locaux qui ont le plus de chances de provoquer des guerres élargies ont lieu entre groupes et Etats issus de différente­s civilisati­ons. La forme fondamenta­le que prend le développem­ent économique et politique diffère dans chaque civilisati­on. Les problèmes internatio­naux les plus importants tiennent aux différence­s entre civilisati­ons. L’Occident n’est plus désormais le seul à être puissant. La politique internatio­nale est devenue multipolai­re et multicivil­isationnel­le

Les problèmes internatio­naux les plus importants tiennent aux différence­s entre civilisati­ons.

 ??  ?? Samuel Huntington Professeur à Harvard (1927-2008).
Samuel Huntington Professeur à Harvard (1927-2008).
 ??  ?? « Le choc des civilisati­ons » (Odile Jacob, 400 p., 24 €).
« Le choc des civilisati­ons » (Odile Jacob, 400 p., 24 €).

Newspapers in French

Newspapers from France