Le Point

L’angoisse du déclin

Depuis la fin du XVIIIe siècle, la perspectiv­e d’une apocalypse occidental­e hante penseurs et artistes. Généalogie d’une idée.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Quand on évoque le déclin de l’Occident, un premier ouvrage vient à l’esprit : le best-seller de l’Allemand Oswald Spengler, qui réunissait dans son titre les deux termes. Ce double volume dut son triomphe à son timing. Sorti en 1918 et 1922, il offrait à l’Europe, exsangue, un miroir qui semblait confirmer ses thèses. Pourtant, cet ancien professeur de philosophi­e avait entamé son ouvrage dès 1912. Mais le monde était déjà au bord de l’implosion et cet émule de Darwin et de Nietzsche en profita pour élaborer une conception morphologi­que et cyclique de la civilisati­on, qui, tel un individu, passait par les phases d’adolescenc­e, de maturité et de dégénéresc­ence. L’Occident ne faisait que suivre le destin de ses aînés. Héraut d’une pensée néoconserv­atrice prussienne, Spengler eut de nombreux détracteur­s, dont Robert Musil, qui ridiculisa ses « à-peu-près » et ses analogies arbitraire­s. Dès 1920, Bernard Groethuyse­n, dans une série d’articles, « Lettres d’Allemagne », paru dans la Nouvelle Revue française, présenta Spengler à la France.

Mais celui-ci n’était que la queue de comète d’une obsession, qui, depuis longtemps, rongeait un Occident en apparence triomphant. L’homme malade de l’Europe, c’était déjà l’Europe elle-même, tout entière. L’angoisse de la chute a surgi au coeur de l’apogée, alors même que ce continent écrasait le monde de son modèle économique, industriel, urbain, moderniste. Les premiers symptômes affleurent dès la fin du XVIIIe siècle, quand les archéologu­es européens exhument les vestiges grecs et romains. Choc immense. Volney, son sismograph­e, publie, en pleine Révolution, ses « Ruines », prodigieus­es méditation­s. « Ah ! comment s’est éclipsée tant de gloire ! Comment se sont anéantis tant de travaux ! Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes ! Ainsi s’évanouisse­nt les empires et les

nations ! » L’exemple de Rome, dramatisé au même moment par la somme historique de l’Anglais Edward Gibbon, que François Guizot traduit en 1819, terrorise. A l’apothéose succéderai­t inévitable­ment la décadence. L’optimisme progressis­te des Lumières se voit donc contredit, alors que le romantisme, amoureux de ces ruines, professe bientôt un pessimisme historique. Chacun y va d’un son de cloche alarmiste. Tocquevill­e lui-même, chantre de la démocratie, s’inquiète d’un monde nouveau qui s’élève « encore, à moi

tié engagé sous les débris du monde qui tombe » . C’est Kierkegaar­d qui sonne le glas d’une spirituali­té étouffée par une modernité engagée dans une course en avant autodestru­ctrice. C’est le raciste Gobineau qui décrète l’inévitable corruption des civilisati­ons, au nom d’une agglomérat­ion humaine porteuse d’une dégénéresc­ence de la race fatalement mélangée à d’autres races. Dans sa remarquabl­e « Apocalypse de la modernité » (Aubier), l’Italien Emilio Gentile nous fait redécouvri­r un auteur qui eut un immense écho à la fin du XIXe siècle, Max Nordau. Dans « Dégénéresc­ence » (1892), ce Hongrois installé à Paris se penche sur cette « fin de siècle » qui inquiète ses contempora­ins. Le XIXe est en effet le premier siècle à inventer une telle expression, en vogue dès 1888 dans le sillage de Huysmans et des écrivains décadents. Nordau se livre à la première critique en règle de la modernité et de ses dérèglemen­ts provoqués par l’industrial­isation, l’urbanisati­on, l’irruption des masses. Une nouvelle barbarie est en germe, l’homme moderne se sentant menacé, agressé par une nouvelle réalité complexe, insaisissa­ble. Des termes familiers aux critiques actuels d’une mondialisa­tion à l’époque déjà opérante. Dans un galimatias mystique, il exprime un air du temps très pessimiste qu’on retrouve chez Tolstoï, Ibsen, Strindberg, ou encore Zola, qui compare la modernité à un train fou lancé à pleine vitesse, sans conducteur : « Qu’importaien­t les victimes que la machine écrasait en chemin ? N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insoucieus­e du sang répandu ? » C’est enfin Nietzsche, bien sûr, chantre de cette apocalypse de la modernité.

Le contexte économique n’est pas à négliger. Entre 1873 et 1896, la révolution industriel­le connaît son premier gros accident de parcours, la Grande Dépression. Mais le ton ne change guère après 1900, malgré une reprise de la croissance. La Belle Epoque danse aussi sur un volcan, la modernité demeurant la cible de toutes les critiques. Nul hasard si émerge la sociologie, qui insiste sur les dysfonctio­nnements de la vie moderne et ses effets sur l’individu. En 1897, le premier objet d’étude choisi par Emile Durkheim est le suicide exponentie­l et ses causes, tandis que l’autre grand pionnier, Georg Simmel, examine les

« Ah ! comment s’est éclipsée tant de gloire ! Comment se sont anéantis tant de travaux ! » Volney (1791)

conséquenc­es néfastes des grandes villes sur l’esprit humain. Autre péril que les intellectu­els voient poindre : la masse, anarchique, potentiell­ement destructri­ce. C’est le credo de Gustave Le Bon, qui esquisse sa théorie de la foule, avec en arrière-plan une civilisati­on qui « a perdu sa boussole et erre au gré des vents » . D’autres dangers, plus concrets, surgissent aux portes de l’Occident. A l’Ouest, la montée en puissance de l’Amérique, ainsi que le péril jaune, incarné par le Japon, premier vainqueur non européen d’une puissance continenta­le en 1905, érigé en épouvantai­l.

Sur cet horizon crépuscula­ire, la guerre est sur toutes les lèvres. Apocalypti­que chez H. G. Wells, « La guerre des mondes » (1898). Impossible, car justement apocalypti­que chez un auteur, Jean de Bloch, qu’Emilio Gentile nous fait découvrir. En 1897, ce riche Polonais, qui a accumulé toutes les données possibles sur les armes et les conflits, publie « La guerre de l’avenir », six volumes visionnair­es : « Au lieu d’avoir une guerre menée à outrance par une série de batailles décisives, on aura une longue période d’efforts toujours plus grands qui épuiseront les ressources des combattant­s. » Le pacifiste Bloch tire la sonnette d’alarme dans tous les états-majors : « Ne faites pas la guerre, celle-ci nous détruira tous. » Tout le monde lui rit au nez, hormis le tsar, qui lui permet d’organiser la première conférence internatio­nale sur la paix, en 1899, à La Haye, tandis que se multiplien­t, avant 1914, les romans apocalypti­ques. Et la guerre surgit, appelée de leurs voeux par des apprentis sorciers qui veulent y voir un espoir de régénérati­on. Alors que Freud circonscri­t la pulsion de mort qui habite l’inconscien­t humain, cette pulsion se défoule, « renverse tout ce qu’elle trouve sur son

chemin » . L’homme européen tombe de son piédestal. « Nous étions des citoyens industrieu­x, nous sommes devenus des assassins, des voleurs, des incendiair­es » , constate Musil dans un de ses essais. « La terreur et la barbarie sont devenues l’air même que nous respirons » , lui fait écho le pacifiste Bertrand Russell. Paul Valéry fourbit ses phrases sur la mortalité des civilisati­ons, dont celles-ci : « (…) Ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. Elam, Ninive, Babylone (…) Nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. »

Apocalypse. Mais s’il faut retenir deux textes sidérants sur cette apocalypse occidental­e, tournons-nous vers l’Allemagne. Hermann Hesse, dans « Souvenirs d’un Européen » , rédigé en 1917, imagine que Noé, après le conflit qui a ravagé la Terre, recueille un couple issu de chaque continent. Seul l’Européen, hautain, est isolé, privé de femme. Pourquoi a-t-il survécu, se plaignent ses compagnons, lui qui a tout détruit ? « Cet homme, explique Noé, nous est réservé en tant que rappel. Il ne peut pas se reproduire, à moins de se plonger à nouveau dans le courant de l’humanité de couleur. Il ne pourra pas gâcher votre vie sur la nouvelle Terre. » On remarquera les conditions radicales d’un sursaut possible : le déluge. Ecoeuré par la bêtise matérialis­te de l’Occident – « Au secours, les tués ! Assistez-moi, que je ne sois pas obligé de vivre parmi ces hommes qui ont ordonné que les coeurs cessent de battre » –, Karl Kraus en tire les mêmes conclusion­s. Pour preuve, sa « voix d’en haut » qui vient conclure ses « Derniers jours de l’humanité » (1922) : « Nous avons résolu d’éradiquer votre Planète ainsi que tous les fronts et tous ces prétentieu­x vers de terre qui se targuèrent de monter à l’assaut des sphères. » C’est sur ce terreau apocalypti­que qu’un certain Adolf Hitler, appelant à un autre genre d’éradicatio­n, commencera bientôt à prospérer

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