Le Point

Une colonisati­on, russe cette fois, par Kamel Daoud

L’Occident, coupable éternel à l’étranger, et Poutine « libérateur » : une vision erronée selon l’écrivain.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Le Proche-Orient est complexe ? La Syrie est l’invention de la guerre labyrinthe qui paralyse les intelligen­ces et les engagement­s ? L’Occident traîne toujours la mauvaise histoire des colonisati­ons ? Le monde n’est pas juste ? Je peux l’admettre. Je suis loin, là, coincé dans ma géographie, entre propagande­s lourdes et difficulté­s d’accès au réel, entre le monde et la télécomman­de. Mais pourquoi, quand les Américains décident de l’Irak, on parle chez moi de colonialis­me, impérialis­me et néocolonis­ation et pourquoi, quand c’est Poutine qui le fait, on passe la mainmise tsariste sous silence ? Loupe sur un effet de déni chez moi, chez nous : tout ce que fait l’Occident est colonisati­on, prédation ou exercice de puissance, mais ce que fait la Russie est admissible, tolérable, souhaitabl­e, même.

Imaginons : la Syrie avec des GI, des forces spéciales françaises, des « tireurs » allemands pour décider du sort d’Alep, bombarder et dégrader le régime syrien entier en simple supplétif de force de tirailleur­s auxiliaire­s. Là, le brouhaha dénonçant le retour des colonisati­ons aurait été immense. On en parle déjà pour la Libye et pas seulement à tort. Je ne veux pas absoudre l’Occident de ses intentions, mais simplement attirer l’effet de loupe sur un déni de conscience chez nous : promptitud­e à voir l’Occident derrière chaque acte « internatio­nal », mais tendance à passer sous silence la colonisati­on russe rampante sur la même géographie. Parce que Poutine n’a pas une histoire coloniale ? Bien sûr. L’Histoire tente d’expliquer la géographie. Mais toujours insuffisam­ment.

Aujourd’hui, revenir sur le sort de la Libye fait aussi mal, au corps et au coeur, que de voir la Syrie être « maquée » par une puissance qu’on affuble, dans le délire des impuissanc­es inavouées, de bonnes intentions : lutte contre le mal, le terrorisme ou simplement envoi de troupes d’élite pour prouver l’humanisme du nouveau tsar. Pour moi, né d’une histoire de violence au passé et de déni au présent, cela revient au même : l’impuissanc­e, les illusions de souveraine­té, l’autocoloni­sation par la dictature, poussent à admettre une colonisati­on par usage d’un pacte toujours maléfique. Cela ne change rien à la vérité de ma soumission qui dure. Dans les journaux que je lis, les médias, les réseaux sociaux avec leur effet poubelle, les analyses de mon « aire », on parle encore de l’Occident comme source du mal absolu en se lavant les mains de nos responsabi­lités au présent ; et on parle d’Occident fourbe et voleur de terres et de bétail, en fermant les yeux sur le nouveau mercenaria­t russe.

Tout cela pour revenir à la mécanique du déni : qui, à l’échelle de l’individu, lui permet de fermer les yeux sur les regards qu’il jette sur lui-même ; qui, à l’échelle des élites, leur permet de voir le mal selon leur myopie ; ou le déni de nations entières qui s’inventent les diables et les anges selon l’art de se raconter des histoires. A quand la puissance, la dignité ou la conquête humaine du monde pour les miens ? A quand la guérison, la responsabi­lité et la capacité magnifique de dépasser le passé, ne pas se tromper sur le sens du présent et assumer ? L’histoire de « Poutine le libérateur » et de l’illusion de sa solidarité avec nos misères et nos défaites n’est que le signe de cette maladie qui dure : celle d’être impuissant au point de se construire des coupables éternels et de fermer les yeux sur des colonisati­ons nouvelles.

Quand Poutine parle et décide pour la Syrie et qu’à l’évidence il n’est pas syrien, cela porte un nom. Le fait qu’on passe sous silence cette colonisati­on au nom d’une frustratio­n, c’est le sujet exact de cette chronique

La mécanique du déni : des nations entières s’inventent les diables et les anges selon l’art de se raconter des histoires.

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