Patrick Boucheron : « L’histoire de France est devenue mondiale »
Après les tensions sur l’identité nationale, une centaine d’historiens, menés par Patrick Boucheron, ont écrit un autre récit, en 146 dates : celui d’une France corrélée au monde, qui montre aussi que le passé est instrumentalisé.
Une « Histoire mondiale de la France » ? L’intitulé fait rêver, il fait peur aussi, mais le lecteur qui flâne parmi ces 146 dates est tout de suite entraîné et oxygéné par le bol d’air que constitue ce grand oeuvre. On l’aura deviné, la vision étriquée, strictement hexagonale, n’est plus de mise ici. Elle a cédé la place à la vision globale, mondiale, qui a cours depuis une dizaine d’années chez les historiens.
Entrons avec quelques exemples dans le vif du sujet. Comment parler de manière rafraîchissante de Du Guesclin ? A la date de 1365, on suit le chevalier en Espagne, où il participe à l’assassinat du roi de Castille, une façon intelligente de replacer la guerre de Cent Ans dans un cadre européen plus large que le conflit franco-anglais.
Comment s’opère le démarrage de notre économie sucrière vers 1660 ? La victoire remportée sur l’Espagne en 1659 permet à la France de s’affranchir des négociants d’esclaves ibériques – la construction du fort de Saint-Louis est décidée au Sénégal –, tandis qu’on lance la culture de la canne à sucre dans les Antilles grâce à quelques familles juives chassées du Brésil par le retour des Portugais et de l’Inquisition.
Voici donc une histoire qui ouvre les fenêtres. C’est inattendu, pertinent, bien mené. D’autres exemples. Entre 1860 et 1900, la France exporte sa manière de voir le monde : l’ouvrage traite cette période avec cinq entrées, dont la création de l’Alliance française en 1883 ou l’ouverture à Saigon en 1891 du premier Institut Pasteur outre-mer.
Au récit national étanche une centaine d’historiens français d’une nouvelle génération, parfois peu connus, opposent donc un récit poreux, centrifuge, mondial. Car l’art du récit est conservé. Celui de la synthèse aussi. Place aux influences réciproques, aux répercussions, aux imbrications, aux vases communicants. Grand partisan d’une histoire mondialisée, Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, ne pouvait qu’en être le maître d’oeuvre. La France, pour écrire son histoire, n’a rien à craindre du monde, sur lequel elle a influé tout en en subissant les remous. Pour ceux qui aiment les pas de côté, les modifications de perspective, ce livre les réjouira tant il fait flèche de tout bois. Ce n’est pas l’histoire de France définitive, mais c’est une histoire de France qui comptera
Vous parlez d’entrain collectif pour cet ouvrage qui réunit 122 auteurs, mais l’auriez-vous entrepris s’il n’y avait pas eu une crispation identitaire autour de l’histoire de France ? Patrick Boucheron :
Ce projet espère participer à la décrispation du débat. Mené il y a quelques années, il aurait sans doute été plus agressif à une époque, le quinquennat Sarkozy, où les historiens se sont laissé piéger par le débat sur l’identité nationale, car celui-ci les obligeait tous à devenir réactionnaires – soit directement, en acceptant de réenchanter le grand roman national, soit indirectement, en réagissant brutalement contre cette idée. Nous sommes sortis de cette période d’énervement. Aujourd’hui, notre ouvrage propose une réconciliation, entre l’exaltation nationale et la déconstruction des « contre-histoires », quelque chose comme une troisième voie, qui n’abandonne pas le récit, mais le replace au centre en utilisant son effet d’entraînement pour relancer l’histoire critique.
D’où ce recours à la chronologie et aux 146 dates qui structurent l’ouvrage…
Avec un recours à l’histoire longue, qui remonte aux premières traces d’occupation du sol sur le territoire que l’on appelle aujourd’hui français. Soyons clairs, on ne