Islam, le choc des gauches
Depuis 1989, la fracture idéologique n’a cessé de s’amplifier. Enquête.
Il suffit d’observer le rictus gêné et le front humide de Manuel Valls, jeudi 5 janvier, dans « L’émission politique », pour comprendre. Face à une jeune femme voilée, la gauche se tortille. Même le plus « laïcard » des socialistes, légitime pour évoquer l’islam en France en sa qualité d’ancien maire d’une ville de banlieue (Evry), affiche un air coupable quand vient le moment de marteler son attachement à la laïcité, valeur pourtant historiquement de gauche. Cette dernière n’a-t-elle rien vu venir ? N’a-t-elle pas anticipé le regain d’engouement pour la foi que le politologue Gilles Kepel décrit dès 1991 dans « La revanche de Dieu » ? « La gauche, en réalisant tout au long du XXe siècle, par la voie sociale-démocrate ou par la voie communiste, son programme historique matérialiste, a mis de côté une bonne partie de son rapport à la spiritualité, observe le politologue Laurent Bouvet. Or, quand le religieux fait sous différentes formes son retour, elle n’est plus équipée intellectuellement pour comprendre et lui faire face. »
Alors que le candidat de la droite, François Fillon, affirme avec flegme, dans son livre « Vaincre le totalitarisme islamique », qu’ « il y a en France un problème lié à l’islam » , n’hésitant pas à le dire et le redire micro ouvert, François Hollande, lui, compte sur la discrétion des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme quand il leur souffle : « Qu’il y ait un problème avec l’islam, c’est vrai, nul n’en doute. » Symbole d’un PS déboussolé, Vincent Peillon, qui fut pourtant auteur d’un livre sur la « foi laïque » de Ferdinand Buisson et père d’une charte de la laïcité en tant que ministre de l’Education nationale, s’est embarqué dans un incompréhensible parallèle entre « les juifs à qui on mettait des étoiles jaunes » et « un certain nombre de nos compatriotes musulmans qu’on amalgame d’ailleurs souvent avec les islamistes radicaux » …
Les déboires du PS avec la laïcité ont un acte de naissance : l’automne 1989, deux cents ans après la Révolution, mais aussi cinq ans après l’échec de la loi Savary et quelques mois après la fatwa émise contre Salman Rushdie. Le 18 septembre, Ernest Chenière, principal du collège Gabriel-Havez à Creil, décide d’exclure Fatima, sa soeur Leïla et Samira, couvertes d’un « tchador » depuis la rentrée. L’affaire prend des airs de schisme au sein du PS. « Ce que l’opposition de droite n’avait pas réussi à faire, trois adolescentes musulmanes l’ont réussi : diviser idéologiquement le Parti socialiste en deux » , constate alors Le Quotidien de Paris.
« Il est exclu d’exclure », réagit le ministre de l’Education, Lionel Jospin, soutenu par Pierre Joxe, François Hollande, Jean-Christophe Cambadélis et, plus tardivement, par son Premier ministre, Michel Rocard. Jack Lang juge même « ces foulards très seyants » , tandis que la pasionaria tiers-mondiste Danielle Mitterrand explique que « nous devons accepter les traditions quelles qu’elles soient » . De leur côté, fils d’instituteurs, les « laïcistes » JeanPierre Chevènement et Jean Poperen considèrent que le foulard n’a pas sa place dans l’école de la République.
Plus étonnant, Laurent Fabius s’oppose à Jospin, la perspective de conquête du parti lors du congrès de Rennes en 1990 n’y étant sans doute pas pour rien. On apprendra plus tard que le cabinet Rocard est lui-même divisé : Jean-Paul Huchon ou Guy Carcassonne sont sur la position de Jospin, tandis qu’Alain Bergougnioux ou Manuel Valls réclament l’exclusion. Chez les intellectuels estampillés à gauche, ça castagne par tribunes interposées. Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler lancent un appel retentissant, « Profs, ne capitulons pas ! » , alors que Gisèle Halimi, membre fondatrice de SOS Racisme, quitte l’organisation. En face, Alain Touraine ou Gilles Perrault signent dans Politis un appel pour une laïcité ouverte.
Patate chaude. Les trois filles de Creil mettent en lumière deux conceptions de la laïcité très différentes : « multiculturaliste » versus « universaliste », ou, comme le note alors Régis Debray dans une analyse percutante, « démocrates » contre « républicains » . Face à un islam qui ne se cache plus dans les caves, faut-il privilégier les accommodements raisonnables, le « dialogue » , la laïcité « inclusive », ou rester intransigeant sur la laïcité émancipatrice ? Pour les uns, qui se réclament de l’antiracisme, l’école est un lieu ouvert à la diversité. Pour les autres, qui ne jurent que par les Lumières, c’est un lieu de neutralité absolue. Conseillé par son directeur de cabinet, Olivier Schrameck, Lionel Jospin transmet
Les déboires du PS avec la laïcité ont un acte de naissance : l’exclusion de leur collège de trois jeunes filles couvertes d’un tchador, en 1989.
la patate chaude au Conseil d’Etat le 4 novembre 1989. Les sages tranchent dans un jugement à la Salomon : oui au foulard à l’école, mais non au prosélytisme. « L’avis du Conseil d’Etat était qu’il fallait laisser dormir cette affaire » , traduit Chevènement. D’autant que le sphinx Mitterrand, longtemps silencieux, trouve ces petites « très charmantes avec leur foulard » . « Mitterrand était d’abord un avocat, un défenseur des libertés », rappelle Jean Glavany. Quand on interroge les acteurs de l’époque, beaucoup utilisent les mêmes mots : « C’était la première fois » et « on ne savait pas » . « En 1989, on était tous aveugles et peut-être naïfs. Maintenant, avec l’expérience, on peut se dire qu’on aurait dû réagir plus vite. Mais l’affaire avait été montée en épingle par un principal devenu ensuite député RPR. On se méfiait de la manoeuvre politique, on se disait “attention, c’est une opération raciste, très marquée à droite” », confesse Glavany. A l’époque, Harlem
Désir, emblème des années SOS Racisme, écrit que, « s’il fallait revenir à une laïcité vestimentaire, alors, fidèles à Jules Ferry, nous combattrions, d’abord par la blouse, la scandaleuse ostentation des différences sociales entre les gamins Chevignon à 3 000 francs et les gamins Tati à 300 francs » . C’est le même homme qui aujourd’hui consulte Caroline Fourest et nous explique qu’il y a eu une « sous-estimation » de la montée de l’islamisme radical. « Notre grille de lecture, c’était l’intégration de la deuxième génération d’immigrés, avec la montée du racisme et du FN. On était préoccupés par les conditions sociales, urbaines et économiques. La question de la religion a été sousestimée. »
Fin 1989, la gauche, soulagée, pense bien en avoir fini avec ce « fichu fichu » et s’être évité un « Bad Godesberg sur la laïcité » . « Quand on se souviendra de 1989, l’Histoire retiendra les tentatives de rapprochement des deux Allemagne et aura oublié, je l’espère, notre mauvaise querelle de fichus ! » ose croire le président du groupe socialiste, Louis Mermaz. Erreur, car le débat reviendra comme un boomerang avec le choc du 11 septembre 2001 et la montée d’un islam fondamentaliste en banlieue. Etonnée de découvrir que la laïcité ne sert pas qu’à bouffer du curé, la droite va mener la danse. En 2003, le rapport Baroin « pour une nouvelle laïcité » appelle clairement à l’ériger en valeur de droite. Et c’est Jacques Chir a c qui es t à l ’ or i gi ne de l a commission Stasi, puis de la loi sur le voile à l’école de 2004, obligeant les députés PS à n’être que de timides suiveurs. François Hollande préfère alors une simple charte de la laïcité. Même Manuel Valls émet des doutes quant à la capacité d’une loi à régler le problème ! Mais la ligne Fabius prévaut : le groupe socialiste vote pour la loi quasiment à l’unanimité, à l’exception notable de Christiane Taubira, qui s’y oppose, ainsi que de sept députés, dont deux proches de Martine Aubry (Marylise Lebranchu et François Lamy), qui s’abstiennent. Au PS, on estime avoir refermé la parenthèse de Creil, mais ce n’est qu’un début…
Attentats, montée du salafisme, menus à la cantine, horaires aménagés à la piscine, mode pudique… l’actualité se chargera de fournir les sujets clivants. En 2010, pour le vote de la loi interdisant la burqa, le groupe socialiste se scinde en trois : ceux qui respectent la consigne de ne pas prendre part au vote (la proposition du PS se limitant à une interdiction dans les services et transports publics), ceux qui, comme Manuel Valls et Aurélie Filippetti, votent pour et ceux, tel Jean-Jacques Urvoas, qui se positionnent contre une interdiction « inconstitutionnelle » . Début 2016, Manuel Valls et Jean Glavany se heurtent violemment à Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité et adepte d’une laïcité très libérale. Puis, durant l’été, l’affaire du burkini divise ouvertement le gouvernement entre Najat Vallaud-Belkacem, Marisol Touraine, Axelle Lemaire, d’un côté, et Valls, Laurence Rossignol ou Jean-Marie Le Guen, de l’autre. Le président Hollande, qui semble tout faire pour éviter de se compromettre dans une « bataille identitaire et culturelle » (Valls), ne fait rien pour clarifier la position des socialistes. « Au PS, il n’y a ainsi pas d’arbitrage, pas de travail de fond sur la question, peste Glavany. On est d’une grande faiblesse là-dessus. Un secrétaire national à la laïcité a même pu dire qu’il fallait développer l’enseignement privé musulman, c’est épouvantable… »
Le PS devrait-il cyniquement investir sur un supposé « vote musulman » , comme le recommandait une fameuse note de Terra Nova en 2012 ? Laurent Bouvet met en garde contre de tels calculs. « En 2012, ce vote était très majoritairement favorable à Hollande et à la gauche en général. Mais depuis, si ce vote musulman n’a pas basculé à droite, il est marqué par une très forte abstention. » Pourquoi ? « Essentiellement en raison d’une désaffection vis-à-vis d’une gauche qui a privilégié les revendications féministes et homosexuelles avec l’ABCD de l’égalité et le mariage pour tous, qui ont choqué nombre de familles musulmanes. » Par ailleurs, si l’opinion de gauche a fini par être largement favorable aux positions modérées de Lionel Jospin en 1989, elle a, depuis, évolué. Alors que 39 % des électeurs du PS pensaient que la place de l’islam était « trop importante » en 2010, ils sont désormais 52 %, selon un sondage Ifop du printemps 2016…
« Trahison ». D’après Malek Boutih, député de l’Essonne, « la vraie ligne qui fracture le PS concerne l’islamisme, pas l’économie » . Pour Caroline Fourest, auteur du « Génie de la laïcité », il y a aussi « deux gauches irréconciliables » sur la laïcité. « La ligne rouge, c’est lorsqu’une certaine gauche, souvent radicale, confond les musulmans intégristes avec les damnés de la terre et se met à militer avec des groupes intégristes contre les lois antiterroristes ou à amalgamer la laïcité avec de l’islamophobie d’Etat. C’est une trahison totale des idéaux progressistes. » Mais si on cumule les clivages économiques et culturels, autrement dit les deux grands sujets qui fâchent, on obtient non pas deux gauches, mais quatre ! Une gauche Macron, adoptant un libéralisme sur tous les plans. Une gauche Valls, réformiste et laïque. Une gauche Mélenchon, radicale et laïque. Et une
« Un secrétaire national a même pu dire qu’il fallait développer l’enseignement privé musulman, c’est épouvantable… » Jean Glavany
gauche Besancenot ou Plenel, anticapitaliste, mais libérale à l’anglo-saxonne sur le plan religieux. « La liberté individuelle, que Besancenot refuse à l’acteur économique, il la reconnaît pleinement à l’acteur moral et religieux, mais à condition qu’il soit musulman. Il est ainsi antilibéral sur le plan économique, mais très libéral sur le plan de la religion quand il s’agit de l’islam », note ainsi Laurent Bouvet.
Valls contre Hamon. Quelle ligne le PS va-t-il adopter à la suite de la primaire ? Jean Glavany a beau assurer d’un air détaché qu’ « il y a toujours eu deux gauches comme trois droites, l’une plus attachée à la République et au commun, l’autre aux droits de l’homme et à la diversité » , les tensions entre un Manuel Valls, incarnation d’une laïcité catégor i q ue, e t un Benoît Hamon, contempteur d’une laïcité française à ses yeux exclusivement imposée aux musulmans, semblent presque impossibles à apaiser. En avril 2016, l’ancien Premier ministre n’hésitait pas à s’alarmer de la montée en puissance d’ « une minorité agissante [les salafistes, NDLR] » qui serait « en train de gagner la bataille idéologique et culturelle » au sein de l’islam de France. Pour protéger la République de ces dérives, Valls propose de concevoir une charte de la laïcité « qui sera adossée à la Constitution » et de « bâtir un islam enraciné dans la République » . Dans cette optique, il prévoit notamment de libérer l’islam des financements étrangers et de rendre accessibles dans quinze universités françaises des formations destinées aux imams.
Face à l’ultralaïque Valls, ses concurrents se démarquent. Benoît Hamon, député des Yvelines, chantre de l’antidiscrimination, préfère plaider « pour une République bienveillante et humaniste », et se garde bien de faire figurer les mots « laïcité » ou « islam ». Quand France 2 fait un reportage sur des cafés non mixtes à Sevran, Hamon se dépêche de relativiser en affirmant qu’il en était de même dans les cafés ouvriers. « Le féminisme de Hamon est plus à l’aise quand il s’agit de demander la grâce de Jacqueline Sauvage que lorsqu’il s’agit de dénoncer le sexisme en banlieue, tacle Caroline Fourest. Son premier réflexe est de minimiser, de dénoncer une “laïcité douteuse”, voire une “hystérie autour de l’islam”. » C’est aussi le cas de son porte-parole, Alexis Bachelay, qui incarne ce qu’on fait de pire en matière de défense de la laïcité au Parti socialiste. Un an, presque jour pour jour, après l’attentat contre Charlie Hebdo, il célébrait cet événement à sa manière, en organisant une conférence avec le Collectif contre l’islamophobie contre l’état d’urgence à Gennevilliers, où est enterré l’un des frères Kouachi.
De son côté, Peillon semble lui aussi s’être positionné sur une ligne proche de celle de Hamon. Rappelant que la laïcité est là « pour pacifier » , il qualifie carrément le débat autour du voile de « débat identitaire imposé par l’extrême droite » , allant jusqu’à ne faire aucune différence entre le voile et la cravate. Preuve que le sujet contrarie la gauche, Arnaud Montebourg, pourtant biberonné au chevènementisme, paraît intimidé par l’embarrassante question du rapport de la République à la religion musulmane. Certains parmi ses détracteurs murmurent même que la laïcité est sa grande impensée, l’ex-ministre du Redressement productif préférant un plaidoyer pour le made in France à une vision sur l’islam de France. Sentant le thème devenir central, le voici qui élabore tout de même un discours maladroit sur « la société qui doit s’organiser pour empêcher les prises de contrôle qui seraient contraires à ce qu’[ il] considère comme non négociable » . L’explication de texte attendra. Et quand il veut préciser sa pensée, cela donne : « Je suis contre la tyrannie de la minorité et contre la tyrannie de la majorité. » Allez comprendre… Reste enfin le progressiste Emmanuel Macron, cohérent dans son libéralisme. Le candidat de la gauche hors primaire refuse d’ « inventer de nouveaux textes, de nouvelles lois, de nouvelles normes, pour aller chasser le voile à l’université, pour aller traquer ceux qui lors des sorties scolaires peuvent avoir des signes religieux » et s’inscrit contre « une laïcité revancharde » .
Gagner des voix. Mais pour Caroline Fourest, en dépit de ces clivages et errements, la gauche socialiste française reste la plus laïque d’Europe ; rien à voir avec l’Anglais Jeremy Corbyn, « clairement islamo-gauchiste » . « Le Parti socialiste français et même, à certains égards, le Parti de gauche résistent mieux à la tentation de flatter des comportements religieux régressifs pour gagner des voix dans certains quartiers. Bien sûr, la suite dépend beaucoup du candidat qui sera désigné à la primaire… »
Surtout, la gauche resterait la plus crédible pour défendre une laïcité aussi exigeante envers toutes les religions, là où une certaine droite ne l’utilise que face à l’islam ou a même un temps défendu une « laïcité positive » très américaine sous la houlette de Nicolas Sarkozy. « Quand il s’agit d’enseigner les ABCD de l’égalité (sans doute plus efficaces pour faire reculer la mode du burkini que des arrêtés municipaux), la droite cède aux familles intégristes musulmanes et catholiques », assure Fourest. Quant au FN, qui se fait aujourd’hui le champion de la laïcité, l’essayiste rappelle qu’en 2003, au sein de la commission Stasi, le parti frontiste, représenté par Bruno Gollnisch, s’était montré le plus hostile à légiférer, « trouvant plus urgent de ficher les professeurs francs-maçons que d’interdire les signes religieux » . Si le PS est menacé d’implosion au sujet de la laïcité, on notera d’ailleurs que, entre la ligne souverainiste de Philippot et celle catholique-libérale de Marion Maréchal-Le Pen, la situation est encore plus schizophrénique au FN…
« En Europe, le PS français résiste mieux à la tentation de flatter des comportements religieux régressifs. » Caroline Fourest