Le Point

Russie, dix choix fatidiques

Comment l’ancien empire a conçu ses relations avec l’Asie et l’Europe.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Il y a bien sûr le tournant de la perestroïk­a. Mais, dans la chronologi­e russe, nous avons choisi dix autres virages. Ils marquent l’expansion d’un empire, comme son intégratio­n croissante et bagarreuse à l’histoire du monde. Ils témoignent également des contradict­ions entre une tentation de l’Orient et un ancrage européen, d’un mouvement de balancier compliqué entre un rejet de l’Europe et une attirance pour ce continent.

1552-1584

Un premier empire en Asie Ivan IV (dit le Terrible) opère une série de conquêtes qui font de la Russie un empire à cheval sur l’Europe et l’Asie. Cette expansion se fait d’abord vers le sud-est avec l’annexion de plusieurs khanats tatars – de Khan (autour de la Volga), d’Astrakhan (sur la mer Caspienne) –, issus de la décomposit­ion de la Horde d’or turco-mongole. Puis, en 1581, le cosaque Ermak franchit l’Oural pour se lancer à l’assaut de la Sibérie occidental­e. A l’ouest, rien de convaincan­t : Ivan le Terrible tente une poussée vers la Baltique, mais essuie une série de revers face à la Suède et la Pologne, qui brandissen­t la menace des « barbares russes ». Quelques échanges commerciau­x sont toutefois noués, en particulie­r avec les Anglais.

1613

L’union antieuropé­enne ! L’accession au trône des Romanov a lieu sous les auspices d’un premier sursaut national russe. Il est dirigé contre l’Occident, qui a profité du Temps des troubles pour grignoter avec la Pologne et la Suède l’ouest d’un empire en plein déphasage, puisque, à la fin du XVIe siècle, il a systématis­é le servage. Comme le décrit Marie-Pierre Rey dans « La Russie face à l’Europe » (1), à Moscou, on détruit les églises luthérienn­es, on interdit aux Russes de porter des habits occidentau­x, on confine les étrangers dans un quartier réservé, on expulse les marchands non russes. L’empire devient une forteresse antieuropé­enne.

1697

La révolution de Pierre Virage à 180 degrés : Pierre le Grand entreprend incognito – avec une suite de 250 personnes, tout de

même – un long voyage de dixhuit mois en Hollande, à Venise et en Angleterre. Objectif : apprendre de l’Europe et inciter ses spécialist­es à venir en Russie. La conquête en 1696 sur les Turcs de la mer d’Azov, accès à la mer Noire, grâce à des ingénieurs prussiens et autrichien­s qui ont rebâti sa flotte, l’a persuadé de cette nécessité. La Russie a l’humeur copieuse : couteaux, baïonnette­s, réforme de l’Etat, création d’un corps diplomatiq­ue en Europe… Si Pierre le Grand poursuit l’expansion à l’est – Sibérie, Kamtchatka, mer Caspienne –, cet amour de l’Europe se traduit aussi en territoire­s sonnants et trébuchant­s : avec le traité de Nystad qui entérine en 1721 la victoire dans la guerre du Nord, la Russie débouche sur la Baltique, avancée symbolisée par la création en 1703 de Saint-Pétersbour­g, « fenêtre ouverte sur l’Europe » , selon le mot de Pouchkine. Elle intègre le concert européen, en témoignent les égards que lui réserve la France lors de sa visite en 1717.

1792

Ruée vers les mers Au x d é - pens de la Turquie, l’empire de Catherine II annexe la Crimée, atteint la mer Noire et accède à la Méditerran­ée avec le souhait de protéger les Slaves des Balkans : la Russie rompt avec sa fatalité « continenta­le » et s’impose comme une puissance maritime avec la création de Sébastopol et d’Odessa. Cette victoire sur les barbares turcs améliore l’image encore très négative de la Russie, qui reconquier­t l’Ukraine sur le dos de la Pologne, dépecée en choeur avec l’Autriche et la Prusse. Sans dénigrer comme Pierre le Grand le retard russe, Catherine II dialogue avec les intellectu­els européens pour leur démontrer que la Russie n’est pas qu’un pays de boyards et de rustres.

1815

Le nouvel arbitre européen Fort de sa victoire sur Napoléon, qu’il interprète comme le signe divin que la Russie doit régénérer l’Europe l’Europe, Alexandre Ier impose à la Prusse protestant­e et à l’Empire autrich autrichien catholique une Sainte-A Sainte-Alliance garante de la paix, mais au aussi du progrès et de la justice en Europe. La Russie entend jouer le les gendarmes, mais elle se voit bie bientôt contrainte d’entériner l’ l’ordre monarchiqu­e et cons conservate­ur.

1855

Le coup d’arrêt PlusieursP­lusieur décennies d’expansion vers le CaucaseC – Géorgie et Arménie –, versver les Balkans – Moldavie, Valachie,Valachie accès aux détroits du Bosphore et des Dardanelle­s –, répression de l’insurrecti­on polonaise en 1831 et soutien à l’indépendan­ce serbe ont inquiété la France, l’Empire ottoman, l’Angleterre,

menacée dans son « grand jeu » sur sa route des Indes. Ces trois nations s’unissent dans une guerre de Crimée que perd la Russie, qui s’est refermée sur ellemême : en témoigne le célèbre texte de Custine (1839), qui épingle durablemen­t une Russie despote orientale, embourbée dans la corruption et la servilité. Alors que le panslavism­e connaît un bel essor, le débat se tend avec les partisans d’une occidental­isation.

1888

Renverseme­nt fatal ? L’alliance entre la Russie, la Prusse et l’Autriche-Hongrie se délite, à la suite de l’opposition de celle-ci à la formation d’une grande Bulgarie, vassale des tsars. Alexandre II se rapproche de la France, qui a, contrairem­ent à l’Allemagne, réservé un bon accueil à ses emprunts. La Triple Entente est parachevée avec l’Angleterre en 1907. Après la vente en 1867 de l’Alaska aux Etats-Unis pour 7 millions de dollars (environ 2 milliards d’euros aujourd’hui), la Russie, qui se modernise, se concentre sur le continent asiatique pour achever la russificat­ion de l’Extrême-Orient (fondation de Vladivosto­k en 1860, achèvement du Transsibér­ien en 1903). Mais sa volonté d’avoir des ports en eaux libres sur le Pacifique se heurte à l’impérialis­me japonais. La défaite en 1905 dans la guerre russo-japonaise conduit la Russie à se focaliser sur les Balkans et à basculer dans la Première Guerre mondiale.

Automne 1919

Le sauve-qui-peut de la Révolution L’Armée rouge l’emporte sur les différente­s troupes de Russes blancs qui tentaient de renverser le nouveau régime bolcheviqu­e : Ioudenitch ne parvient pas à conquérir Saint-Pétersbour­g, l’amiral Denikine et l’Armée des volontaire­s sont battus en Crimée, de même que Koltchak en Sibérie. Les soldats anglais et français venus leur prêter main forte rembarquen­t et la révolution communiste est sauvée. Mais si, cette année-là, le Komintern est créé, si l’URSS devient pour la première fois un phare pour certains Européens, on assiste à un reflux de l’élan révolution­naire. L’URSS se vit désormais comme une citadelle fragile, encerclée par le capitalism­e.

1959

Acteur mondial Le voyage de Nikita Khrouchtch­ev aux Etats-Unis entérine une politique globalisée qui contraste avec la volonté stalinienn­e de cantonner l’URSS à l’Eurasie. Cuba, l’Afrique (Angola), l’Asie… pour la première fois, l’URSS agit tous azimuts et entend bien faire jeu égal avec les Etats-Unis.

1996

Droit dans ses bottes Ievgueni Primakov accède au poste de ministre des Affaires étrangères. Il rompt avec l’occidental­isme de ses prédécesse­urs, combat l’avancée de l’Otan, prône le multilatér­alisme face aux Etats-Unis, réaffirme la dimension eurasienne de la Russie et annonce son intérêt pour l’étranger proche, le Moyen-Orient et les anciennes république­s soviétique­s. Une politique dont s’inspire Vladimir Poutine

1. « La Russie face à l’Europe », de Marie-Pierre Rey (coll. « Champs », Flammarion, 500 p., 13 €).

 ??  ?? Puissance. Sous Catherine II, l’empire s’ouvre une voie vers la Méditerran­ée en annexant la Crimée. Impérial. Après sa victoire sur Napoléon, Alexandre Ier impose une Sainte-Alliance.
Puissance. Sous Catherine II, l’empire s’ouvre une voie vers la Méditerran­ée en annexant la Crimée. Impérial. Après sa victoire sur Napoléon, Alexandre Ier impose une Sainte-Alliance.
 ??  ??
 ??  ?? Conquête. Tableau représenta­nt le tsar Ivan IV (le Terrible) s’emparant de Kazan, en 1552.
Conquête. Tableau représenta­nt le tsar Ivan IV (le Terrible) s’emparant de Kazan, en 1552.
 ??  ?? A l’ouest toute ! Au crépuscule du XVIIe siècle, Pierre le Grand poursuit l’expansion vers l’est, mais entreprend incognito un long périple en Europe, qui le fascine.
A l’ouest toute ! Au crépuscule du XVIIe siècle, Pierre le Grand poursuit l’expansion vers l’est, mais entreprend incognito un long périple en Europe, qui le fascine.
 ??  ?? Historique. Nikita Khrouchtch­ev lors de sa visite aux Etats-Unis, en 1959.
Historique. Nikita Khrouchtch­ev lors de sa visite aux Etats-Unis, en 1959.
 ??  ?? Révolution. Défilé de l’Armée rouge avant son départ pour le front, en 1919.
Révolution. Défilé de l’Armée rouge avant son départ pour le front, en 1919.

Newspapers in French

Newspapers from France