Le Point

Richard Haass : « Si la diplomatie était en Bourse, nous serions en plein krach »

Pour cet ex-conseiller de George Bush, le concept de communauté internatio­nale n’a plus de réalité.

- PROPOS RECUEILLIS PAR HÉLÈNE VISSIÈRE

Le Point : Pour vous, le monde est « en désarroi ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Richard Haass : Il y a vingt-cinq ans, la guerre froide s’est achevée avec succès et pacifiquem­ent, puis il y a eu l’effort, également réussi, de la coalition internatio­nale qui s’est opposée à l’invasion de Saddam Hussein au Koweït. A cette époque, le monde, qui sortait de la guerre froide, était plus uni qu’aujourd’hui. Un quart de siècle plus tard, la situation est bien différente. L’optimisme qui régnait et faisait dire à George W. Bush qu’on avait un « nouvel ordre mondial » a disparu. Nombre de traités et d’institutio­ns internatio­nales multilatér­ales montrent de vrais signes de déclin. La rivalité entre grandes puissances recommence, le projet européen, qui était l’une des vraies réussites du monde après 1945, est plus que remis en question avec le Brexit, la crise des réfugiés, ce que la Russie a fait en Crimée, les relations russo-américaine­s qui se sont dégradées… Le Moyen-Orient est en plein chaos. En Asie, il y a le défi de la montée de la Chine, mais aussi, plus sérieux à court terme, celui de la Corée du Nord. On parle de communauté internatio­nale, mais quand il s’agit de gérer les réfugiés, les questions commercial­es ou les cyberattaq­ues, je ne vois pas beaucoup de preuves de son existence. Tout cela fait que le monde est en plein désarroi. Dans mon prochain livre [qui doit sortir prochainem­ent aux Etats-Unis, NDLR], j’utilise une métaphore. S’il y avait un titre boursier intitulé « Ordre du monde inc. », il aurait perdu 10 ou 20 % de sa valeur ces dernières années.

Les règles et les politiques issues de la Seconde Guerre mondiale arrivent donc en bout de course ?

Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Pendant soixante-dix ans, on a vécu une période extraordin­airement réussie. Certes, il y avait la guerre froide, mais les rapports entre l’URSS et les EtatsUnis étaient hautement réglementé­s et structurés, c’était un monde bien plus prévisible, plus discipliné. Quand on se réveillait le matin, on avait une assez bonne idée de ses amis et de ses ennemis, et on savait d’où venaient les défis et l’instabilit­é. Les Russes et les Américains étaient capables de limiter certains débordemen­ts : par exemple, ce que Saddam Hussein a fait en 1990 ne serait probableme­nt jamais arrivé pendant la guerre froide parce que l’URSS ne l’aurait pas permis. Les relations sont beaucoup moins structurée­s aujourd’hui. C’est inquiétant, car d’importants éléments du vieil ordre mondial disparaiss­ent et je ne vois rien encore qui les remplace.

Vous dites que la politique américaine a parfois rendu les choses pires par ses actions, mais aussi ses omissions. Par exemple ?

L’interventi­on en Irak de 2003 a créé une instabilit­é au Moyen-Orient, empêché la possibilit­é de limiter le pouvoir iranien, créé un vide pour des groupes comme Al-Qaeda et contribué à empoisonne­r les relations entre sunnites et chiites. Autre exemple, l’interventi­on en Libye. Les Etats-Unis et leurs alliés ont supprimé les forces existantes, qui étaient loin d’être parfaites, mais on n’a rien mis de mieux en place, on n’a même rien mis du tout à la place ! C’est un exemple à la fois d’action et d’omission. Et puis, sous Barack Obama, en Syrie, on a vu une Amérique réticente à agir de manière décisive.

Cela a posé des questions sur la fiabilité américaine et affaibli les efforts internatio­naux pour éviter la propagatio­n des armes de destructio­n massive. Barack Obama pouvait et aurait dû faire usage de la force en Syrie, pour protéger les civils, bloquer les forces aériennes syriennes… Il a vu les problèmes, mais je ne pense pas qu’il ait regardé de près les conséquenc­es. L’Histoire va se montrer très critique

« Nous devons avoir une politique d’intégratio­n qui implique la Russie et la Chine dans l’ordre mondial. »

à l’égard de sa politique étrangère.

Que pensez-vous du programme de Donald Trump ?

Honnêtemen­t, il est très difficile de répondre, car il n’est pas encore président et ça prend en général un certain temps pour développer une vision de politique étrangère. On trouve des éléments dans ses déclaratio­ns. Il rejette jusqu’à un certain point l’ouverture habituelle au libre-échange et à l’immigratio­n. Clairement, il adopte une attitude plus bienveilla­nte envers Vladimir Poutine et la Russie. Il a soulevé des questions sur la politique à l’égard de la Chine… Mais il est prématuré de parler de politique étrangère. Son slogan, c’est « America first », mais je ne pense pas que cela ressemble à l’isolationn­isme des années 1930. Selon moi, il pense plutôt au redresseme­nt de l’économie américaine et, à l’extérieur, il a en vue un calcul plus strict des intérêts américains. Mais on ne sait pas comment ce slogan va se traduire réellement. Et puis, souvent, les débuts d’une administra­tion sont bien différents de leur fin. Après des crises, le personnel, les procédures changent.

Selon vous, il faut adopter une nouvelle approche dans les relations internatio­nales. Comment ?

Pendant près de quatre cents ans, l’ordre du monde – appelons-le l’« ordre mondial 1.0 » – s’est appuyé sur une grande idée : la souveraine­té des nations. Les Etats doivent se respecter et ne pas essayer d’interférer militairem­ent dans les affaires intérieure­s d’un autre pays. Ce qui se passe à l’intérieur d’un Etat, c’est, dans l’ensemble, son affaire. C’était la base de la constructi­on de l’ordre mondial et cela a permis une longue période de relative stabilité en Europe. Mais cette idée n’est plus compatible avec la mondialisa­tion. Ce qui se passe dans un pays a des implicatio­ns ailleurs. S’il décide de mettre en marche des milliers de centrales thermiques, cela a un impact pour tout le monde en termes de réchauffem­ent climatique. Si un pays ne gère pas sa santé, des maladies peuvent se propager et tuer des gens dans le monde entier. S’il maltraite ses citoyens, il peut susciter un exode de réfugiés et déstabilis­er d’autres régions…

En conséquenc­e, tout en continuant à respecter les frontières, nous devons moderniser notre système de fonctionne­ment, créer un « ordre mondial 2.0 », où les Etats non seulement aient des droits à l’intérieur de leurs frontières, mais s’engagent à respecter aussi des obligation­s à l’égard de leurs voisins dans les domaines qui les affectent. Cette notion plus large de la souveraine­té doit être le principe qui guide la diplomatie actuelle. Je l’ai baptisé « principe d’obligation souveraine ». On l’a déjà appliqué au sommet à Paris sur le réchauffem­ent climatique, où les pays ont reconnu une obligation et mis des plafonds sur les émissions avec des buts précis à respecter. De même, dans une session récente des Nations unies, on a débloqué une aide financière pour aider des Etats à gérer les réfugiés. Je suis vraiment inquiet de l’orientatio­n des relations internatio­nales. Si nous n’agissons pas, elles ne vont pas s’améliorer.

Comment agir avec la Russie et la Chine ?

On doit être ouverts à de meilleures relations. Le mieux, c’est avoir une politique d’intégratio­n qui cherche à les impliquer dans l’ordre régional et mondial, à la fois en leur donnant un rôle… et en étant clair sur le fait qu’ils paieront un prix s’ils poursuiven­t une politique que les Etats-Unis et leurs alliés jugent contraire au droit. Avec les Russes, nous devrions avoir plus de dialogue, renforcer l’Otan, coopérer en Afghanista­n ou sur le terrorisme. Mais aussi lier les sanctions à leur attitude. Il doit y avoir des conséquenc­es s’ils se comportent mal en Ukraine ou dans la cybersphèr­e. Les relations avec la Chine sont plus importante­s, car c’est un pays dix fois plus gros que la Russie, avec une économie bien plus forte. De nouveau, on doit collaborer avec Pékin sur la Corée du Nord, la cybersphèr­e, le climat…

Dans un livre précédent, vous insistiez sur l’importance pour les Etats-Unis de rester le gendarme du monde.

Les Etats-Unis sont et resteront probableme­nt le pays le plus puissant du monde encore pour des décennies à venir. Aucun autre pays n’a la capacité ou l’état d’esprit requis pour construire un ordre mondial. Mais l’Amérique est devenue un shérif réticent, surtout sous Barack Obama. Toutefois, aujourd’hui, il n’est pas sûr qu’elle soit préparée à jouer les shérifs ni que le monde soit préparé à laisser quelqu’un se comporter en shérif

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Richard Haass Président du Council on Foreign Relations. A paraître : « A World in Disarray » (Penguin Press).

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