Le club des filles de l’exil
Nées en Iran, en Argentine et en Inde, ces trois romancières ont choisi d’écrire en français. Trois regards touchants ou féroces sur la « douce » France.
Couches-culottes de combat
Quand elle veut draguer, Maryam récite des poèmes en persan. Née en Iran et arrivée en France à l’âge de 6 ans, la jeune femme a bien compris que ses yeux bruns alliés à la langue des chahs réveillaient tous les fantasmes orientaux de ses désormais compatriotes français… « Quand tu es entrée, j’ai immédiatement pensé à un tableau de Delacroix, lui explique l’un d’eux. Ta lourde chevelure bouclée, tes gestes, ta manière langoureuse de parler, tes yeux sombres, je te voyais alanguie au milieu de coussins brodés d’or. C’est extraordinaire d’être persane ! »
Et pourtant : la narratrice de ce premier roman autobiographique a beau user d’une ironie savoureuse, elle a aussi payé le prix de l’exil. Les crises d’angoisse et les nuits d’insomnie de l’enfance, la nostalgie des saveurs ou des sensations perdues, l’appartenance qu’on lui conteste des deux côtés de sa double identité. Mais surtout les souvenirs du régime de Khomeyni, que ses parents ont fui dans les années 1980. Auparavant, ces militants communistes cachaient des tracts politiques dans ses couches-culottes, quand ils ne l’obligeaient pas à donner ses poupées aux enfants pauvres du quartier pour détruire en elle le sens de la propriété… Maryam se souvient aussi de son oncle ou des compagnons de lutte de ses parents, arrêtés, emprisonnés ou fusillés. Elle rassemble les voix du pays enfui, entrelace les histoires déchirantes ou cocasses à la sienne. Dans ces pages, l’intellectuel captif regardant chaque jour un dessin animé stupide parce que sa femme est la doublure de
l’un des personnages côtoie unejeune fille participant à une « Miami party » un peu trop libre aux yeux des autorités. Maryam écoute chacun avec tendresse toujours et humour parfois, collectionne les êtres et tisse des fragments d’âme. Un écrivain est né « Marx et la poupée », de Maryam Madjidi (Le Nouvel Attila, 208 p., 18 €).
Mygale de compagnie
C’est une adolescence presque ordinaire dans une France où l’élection de François Mitterrand est sur le point de faire naître tous les espoirs et toutes les peurs. A 12 ans, la narratrice de « La danse de l’araignée » observe les garçons à bonne distance et échange des histoires inquiétantes avec les copines. Elle achète son premier soutien-gorge – beaucoup trop grand, mais ce n’est pas grave. « En fait, je porte de la lingerie prévisionnelle. Le tissu bâille sous mon pull parce qu’il est parti en éclaireur, mon soutien-gorge se trouve déjà un ou deux ans devant moi, prêt à me soutenir quand je le rejoindrai. Il me montre la voie, il annonce la suite tout en m’encourageant côté poitrine. »
Mais elle est aussi cette fille venue d’Argentine avec sa mère pour commencer une nouvelle vie et qui a laissé au pays un père emprisonné pour ses opinions politiques. Ils échangent des lettres, où elle lui confie son rêve de posséder une mygale de compagnie et où ce francophile passionné lui conseille de lire Théophile Gautier et Victor Hugo. Elle s’accroche à cette correspondance sur laquelle pèse la menace du censeur et à son « Robertito », Le Petit Robert, où elle découvre avec avidité les subtilités de sa langue d’adoption. Dans « Manèges », Laura Alcoba s’inspirait de son enfance argentine au temps de la dictature ; dans « Le bleu des abeilles », de son arrivée en France… Ce nouveau roman livre une pièce supplémentaire du puzzle. Avec une émotion d’autant plus sensible qu’elle ne s’encombre d’aucun pathos superflu, en toute légèreté « La danse de l’araignée », de Laura Alcoba (Gallimard, 160 p., 14 €).
Loin de Godard
Née à Calcutta en 1973 et parisienne depuis 2001, Shumona Sinha évoque par la fiction la désillusion rageuse des déracinés. Elle peint les destins en miroir de deux Indiennes, toutes deux engagées dans des combats qui les dépassent. Esha, l’intellectuelle, a quitté son pays pour la France, qu’elle a rêvée à distance. Mina vit près de Calcutta, où cette fille pauvre et sans éducation prend la tête d’un mouvement d’insurrection paysanne. Sinha, auteur du cinglant « Assommons les pauvres ! », décrit un univers impitoyable aux faibles et à ceux (et surtout celles) qui sortent du rang. Ici ou ailleurs. Car, après quelques années d’exil, Esha a appris que la France n’est pas un film de Godard ou de Desplechin. Devenue professeur d’anglais, elle enseigne à des jeunes agressifs et intolérants. Elle observe avec colère la montée des communautarismes et la banalisation du racisme. « Les émeutes au nom de la religion sur le sol d’Europe bouleversaient Esha (…) parce qu’elle croyait avoir laissé derrière elle un sous-continent entier ravagé par les émeutes communautaristes (…). A présent, elle vivait dans le pays des élus, des éclairés et des nantis. (…) Elle n’aurait pas pensé qu’il existait encore beaucoup de gens dans ce pays qui croyaient qu’au-delà des nuages il y avait un barbu, deux, trois barbus, son fils, la mère et la pute, les mille deux cents vierges, toute une clique, et qu’ils allaient bientôt rétablir le pouvoir du plus grand, qu’ils allaient provoquer un bain de sang au nom de sa clémence et de sa magnanimité. » On pourra trouver le tableau à l’emporte-pièce. Il est surtout le cri d’alarme d’une amoureuse de la France qui estime qu’ « un pays, c’est un chantier » – et qu’il y a encore du travail « Apatride », de Shumona Sinha (L’Olivier, 188 p., 17,50 €).
« Les émeutes au nom de la religion sur le sol d’Europe bouleversaient Esha (…) Elle croyait avoir laissé derrière elle un sous-continent ravagé par les émeutes communautaristes. » « Apatride », de Shumona Sinha