Le Point

Opium mon amour

- PAR MARIE-FRANÇOISE LECLÈRE

Hiver

1944. Une chambre sordide dans un meublé de l’avenue de Saint-Ouen, à Paris. Dedans, un homme survit, avec pour seule obsession l’opium, son « amant noir », dont il adore les rites et les effets. Une bouffée de fumée bleue et il entre dans un autre monde. Oubliés alors les échecs, les amours mortes et le vide de sa « pauvre tête fracassée » , il est écrivain. Il va terminer le scénario qu’il a tiré des « Désenchant­ées » de Pierre Loti, composer des poèmes sublimes, signer un chef-d’oeuvre. Puis tout s’efface et le manque revient, atroce. Et, avec lui, la lucidité : il n’est plus qu’un « champ de ruines » .

Avant de devenir « fou de douleur devant son impuissanc­e » , le lieutenant Fleurus-Marie Duclair, du 161e régiment d’infanterie, s’est malgré tout attaché à un personnage, lui. Il a écrit ses Mémoires et c’est prétendume­nt eux que nous invite à lire Etienne de Montety, directeur du Figaro littéraire, prix des Deux-Magots pour « La route du salut » (Gallimard), grand amateur de mots et d’hommes singuliers. L’astuce est classique. Elle introduit ici un roman tragique, le parcours d’un être décalé, un marginal enivré de littératur­e qui cherche, et jamais ne trouve, sa place. Jusqu’à la mort, absurde, comme il se doit.

Au début, le destin de Fleurus semblait pourtant tracé. Famille de militaires avec ancêtre glorieux, un des vainqueurs de la bataille de Fleur us, en 1794, à laquelle le narrateur doit son improbable prénom ; naissance deux ans avant le XXe siècle dans le quartier Notre-Dame, à Versailles ; panoplie de belles et bonnes manières, avec le métier des armes à l’horizon. Mais l’édifice est menacé, le démon de l’écriture rôde. Et la guerre, avec son cortège d’horreurs et d’honneurs, va tout faire basculer.

Viendront ensuite les mirages de Constantin­ople : ah ! marcher sur les pas d’André Chénier et de Pierre Loti en se gorgeant de poésie, devenir la coqueluche de Pera, s’éprendre d’Artémis Démétrios et découvrir les charmes vénéneux de l’amant noir ! Fleurus s’étourdit. Le choc du réel n’en sera que plus rude. Cette descente aux enfers est racontée avec une impression­nante maîtrise. On passe avec aisance des codes versaillai­s à la fraternité des hommes au combat, des us et coutumes des éditeurs aux nattes des fumeries. Etienne de Montety est érudit et ironique, mais avec élégance, sans insister. Son épave désenchant­ée est captivante « L’amant noir », d’Etienne de Montety (Gallimard, 240 p., 19,50 €).

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« … LE PARCOURS D’UN ÊTRE DÉCALÉ, UN MARGINAL ENIVRÉ DE LITTÉRATUR­E QUI CHERCHE, ET JAMAIS NE TROUVE, SA PLACE. JUSQU’À LA MORT, ABSURDE. »
Etienne de Montety. « … LE PARCOURS D’UN ÊTRE DÉCALÉ, UN MARGINAL ENIVRÉ DE LITTÉRATUR­E QUI CHERCHE, ET JAMAIS NE TROUVE, SA PLACE. JUSQU’À LA MORT, ABSURDE. »

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