Frédéric Lordon, le ventriloque
Leader intellectuel de Nuit debout, l’économiste prend ses fantasmes pour la réalité.
Frédéric Lordon, économiste et philosophe, s’est construit sur la scène contemporaine l’image d’un intellectuel intransigeant. Il a été identifié comme l’un des porte-parole du mouvement Nuit debout. Croyant vivre un moment historique, il éructa à l’occasion d’une assemblée générale du mouvement dans un amphithéâtre de la Sorbonne : « Nous n’apportons pas la paix ! » Finalement, le « peuple » n’a pas voulu de sa révolution. Et c’est une ingratitude incompréhensible, car l’intellectuel ne cesse d’invoquer ce peuple et la trahison dont il serait victime par les élites, en particulier médiatiques. Il sait, lui, ce que veut le peuple. A la façon d’un ventriloque et sa marionnette, il nous fait entendre que son aspiration profonde serait la lutte contre ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation néolibérale. Cependant, cette aspiration est contrariée par le « système », qui l’empêcherait de penser librement et le conduirait vers les affres de la théorie du complot et de la post-vérité. C’est de cette façon, mais reconnaissons-le par des tournures plus habiles, qu’il évoque sur un blog qu’il tient dans les pages du Monde diplomatique certaines formes de la crédulité contemporaine. Le conspirationnisme, écrit-il, « est le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public ».
Ce type de déclarations trahit une certaine méconnaissance du sujet. Il existe en effet des publics conspirationnistes bien différents selon les thèmes invoqués et les unifier sous l’étrange bannière du « peuple » est le symptôme d’une pensée qui s’autodésigne comme critique, mais qui manque d’esprit critique. Pour l’économiste, ces questions doivent être conçues non comme des faits socio-cognitifs, mais politiques. Il entend par là que, au-delà du phénomène que des centaines de chercheurs tentent de décrypter et dont les approches lui paraissent « pitoyables », la réalité est qu’il « dirait » quelque chose d’essentiel. Or ce type d’approche herméneutique qui consiste à décrypter ce qu’un groupe voudrait dire mais qu’il ne peut pas dire et qui, par un heureux hasard, correspond justement à ce que le ventriloque savant voudrait qu’il dise est une forme d’égarement bien connu de la littérature académique qui s’est intéressée aux théories du complot. Il est donc dommage que Lordon ne l’ait manifestement pas lue, sinon il aurait vu que le fait de manipuler sans précaution des entités collectives – le peuple, le pouvoir, etc. – en leur prêtant des intentions cohérentes est un processus intellectuel douteux. En l’adossant à un discours victimaire, l’économiste pousse son raisonnement plus loin lorsqu’il prétend que le peuple se « voit systématiquement refuser les moyens » de comprendre ce qui lui arrive. Mais qui lui refuse cela ? On aurait pu discuter autrement il y a une vingtaine d’années, mais, à l’heure de la dérégulation du marché de l’information que constitue Internet, est-il vraiment sérieux de considérer que les points de vue anticapitalistes que défend Lordon, par exemple, sont invisibles socialement ? Nuit debout n’a-t-il pas été médiatisé très au-delà de sa réelle audience ? Il fait un peu penser à Bourdieu se lamentant de n’être pas lu assez alors même que « La misère du monde » s’est vendue à 80 000 exemplaires et qu’elle a donné lieu à une émission de télévision avec l’abbé Pierre ! Ce que Lordon n’admet pas, c’est que la dénonciation rationaliste du conspirationnisme ou de la « post-vérité » n’est pas la volonté d’oppresser quelques-uns ou même le « peuple » et d’empêcher la réflexion, mais au contraire la volonté de diffuser largement les outils de la pensée méthodique qui libèrent des intuitions démagogiques que nous pouvons avoir sur le réel, en particulier politique. Il y a donc quelque chose de profondément démocratique et universaliste dans cette démarche qui propose à chacun de prendre conscience des biais qui peuvent tous nous affecter. Encore faut-il ne pas s’y laisser soi-même allègrement prendre par complaisance idéologique Sociologue. Auteur de « La pensée extrême » (PUF).
A l’heure d’Internet, est-il vraiment sérieux de considérer que les points de vue anticapitalistes sont invisibles socialement ?