Hibernatus Michéa
L’essayiste a lu, effaré, le nouvel ouvrage de Jean-Claude Michéa.
Le dernier opus de Jean-Claude Michéa paraît, au premier regard, s’inscrire dans la veine des réflexions contemporaines sur l’identité de la gauche. Pour le philosophe d’extrême gauche, il est urgent de se débarrasser de la gauche libérale républicaine pour revenir aux premiers socialistes. Mais « Notre ennemi, le capital », dont on peine à croire qu’il fut rédigé au XXIe siècle, va bien plus loin en offrant une pensée-système ultraconservatrice aussi hostile au progrès qu’imbibée du marxisme le plus sectaire.
Comme dans « Le musée de l’Innocence », d’Orhan Pamuk, le philosophe, très sûr de lui au point d’user, comme Spinoza dans « Ethique », de scolies et de plaindre les élèves n’ayant eu la chance de le subir, paraît souffrir de syllogomanie conceptuelle. Il empile, dans un impressionnant musée du communisme vous transportant au temps rêvé de Mai 68 et de la Commune de Paris, les « travailleurs » , la critique d’une « société atomisée, mobilitaire et agressivement individualiste » , la détestation de l’ « accumulation indéfinie du capital » , la sanctification des « prolétaires » jusqu’à l’espérance d’une « société sans classes » . A faire rougir Arlette Laguiller ! Rosa Luxemburg est affectueusement appelée « Rosa » , Jaurès est toujours un social-traître, tout comme Millerand et Viviani, Clemenceau et Thiers, Mitterrand et Macron. Et ne lui parlez pas de Michel Foucault, d’André Glucksmann ou de Bernard-Henri Lévy, ces sous-intellos ayant commis le crime – lucide – d’associer la « dénonciation de la dynamique aveugle de l’accumulation du capital » au « goulag » !
Marx, évidemment, monopolise les notes de bas de page et Proudhon pointe son nez. Le capitalisme déshumanisant et désormais « siliconiste » est sans surprise, avec le libéralisme droit-de-l’hommiste et sociétal, la cause de tous nos maux, des « inégalités » à l’ « effacement des frontières » , de la « gestation pour autrui » au « transhumanisme » , de la « télésurveillance » à « la bétonisation insensée des terres cultivables » , de la « corruption croissante du sport professionnel » à la « prolifération des cancers de l’enfant », sans oublier le « réchauffement climatique ou encore les progrès continus de l’incivilité quotidienne, de l’insécurité, de la mondialisation du crime organisé et des trafics humains en tout genre » . N’en jetez plus ! Christiane Taubira ne trouve évidemment pas grâce à ses yeux ( « on oublie trop souvent qu’elle a longtemps été l’égérie de Bernard Tapie » ), tout comme Olivier Besancenot, coupable d’avoir osé écrire que « les révolutionnaires ne se sont jamais battus pour autre chose que pour l’épanouissement individuel » . Individuel ? L’odieux adjectif, « assurément révélateur » , suffit à soulever le coeur de notre redresseur de torts à la faucille bien aiguisée. Le plus inquiétant, c’est la similitude de nombreux passages avec les tirades de Zemmour ou Polony. Comprendre la sainte alliance des conservateurs soviétiques et des nationaux-conservateurs, alimentant les deux extrêmes de notre échiquier politique, devient l’intérêt en creux d’un ouvrage incroyablement hermétique aux faits. Michéa aurait dû lire « Progress », de Johan Norberg, salué par la une optimiste du Point du 3 novembre 2016 : « Non, ce n’était pas mieux avant ! » L’admirateur de Podemos, de Stéphane Hessel et de George Orwell (pas celui de « La ferme des animaux », du moins on en doute !) feint par ailleurs d’ignorer les débats vifs animant aujourd’hui la sphère libérale : sur le revenu universel, la fin de la pauvreté, la propriété des données, l’avenir du salariat ou la dénonciation du capitalisme de connivence. C’est son côté Hibernatus, travaillant sa rente anticapitaliste en chambre, sans renouvellement d’air, emprisonné comme Badiou dans des certitudes à vocation totalitaire. Une fois de plus, Karl Popper a raison. La société ouverte a tant d’ennemis qui, souvent, développent des pensées tellement infalsifiables, tellement uniques qu’elles sont intelligentes, certes, mais pas sérieuses. C’est alors qu’elles deviennent terriblement dangereuses
Mathieu Laine dirige Altermind, enseigne à Sciences po et est l’auteur du « Dictionnaire amoureux de la liberté » (Plon).
« Le philosophe, très sûr de lui, paraît souffrir de syllogomanie conceptuelle. »