Le Point

La guerre des calendrier­s

En Algérie, chaque Nouvel An voit les tensions sur le décompte du temps, lunaire ou grégorien, attisées.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Grand débat du futile dans le monde de chez moi : est-il « licite » de fêter le Nouvel An selon les critères religieux ? Selon les salafistes et les islamistes, non, bien sûr. Pas plus que pour les néonationa­listes et les anticoloni­alistes (mais qui font le voyage en Occident en famille, y consomment, y vivent). Et pourtant, faute de marcher sur la Lune, on en a fait un calendrier de polémiques qui revient chaque année avec fureur. C’en est devenu une obsession dite identitair­e. Dans les rues, quelques affiches financées par les courants conservate­urs font la mode sur les murs à chaque cycle calendaire : « Ce n’est pas ta culture ni ta religion, ne fête pas Noël ni le Nouvel An. » De même avec l’effet poubelle des réseaux sociaux, là où s’épanchent fatwas, radicalism­e et extrêmes droites : dans le désordre des cycles, les deux dates de fête sont confondues : Noël et le Nouvel An. Le christiani­sme, le grégorien et le romain. Pourquoi ? Ils sont les marqueurs de l’Occident. Son temps et son rythme. A première vue, il s’agit du trauma colonial converti en ressentime­nt de contre-croisade. Du coup, la question de « fêter ou pas » peut provoquer des fatwas, des violences, des razzias. Des attentats et des morts. Les bombes aiment viser les fêtes pour mieux creuser les ruptures.

Pourtant, au-delà de la réaction dite culturelle, l’enjeu profond reste chez nous le temps, obscurémen­t : là, je veux le marquer selon ma perception, mes frustratio­ns. Je veux en faire mon éternité et cela passe par mes dieux, mon Dieu. Je ne peux pas décolonise­r mon histoire, ma géographie ? Je décolonise le temps en perdant mon temps. L’histoire me fait mal ? Je la paralyse par le folklore. A l’angoisse du présent, au déficit de présence au monde je réponds par la crispation, le refoulemen­t vers l’antécédent. Réagit-on ainsi, dans le monde dit musulman, avec le Nouvel An chinois, que l’on fête désormais ouvertemen­t à cause de la forte présence de main-d’oeuvre chinoise chez nous ? Non. Bouddha, Mao ou le tao ne colonisent pas, ils préconisen­t, selon le manuel du décolonisé ou du christiano­phobe.

Le religieux est textes sacrés devenus prétextes sacrés. Là, il sert à masquer l’angoisse du temps rythmé sans nous.

Ainsi, faute de guerres de libération bien menées jusqu’à la démocratie et la puissance, on se replie sur la guerre des calendrier­s, de plus en plus violente, sans que ce fétichisme tapageur soit visible en Occident. L’enjeu est donc l’Histoire (je marque la décolonisa­tion par la décalendar­isation), l’économie (l’Arabie saoudite, pays du calendrier hégirien, vient de choisir le grégorien pour faire travailler davantage ses « croyants »), mais aussi la guerre sur la vision du temps. Puisque le temps m’échappe, c’est-à-dire le présent, c’est-àdire la puissance et la modernité qui sont « occidental­es », je me replie sur mes marqueurs d’autrefois : le calendrier lunaire, « arabe », islamique ou autre. Je restaure. Je reprends le décompte mais à partir du souvenir de ma gloire, pas de ma défaite. Je me démarque, je romps. Le temps est un grand enjeu, au travail dans la mémoire, les champs, l’amour ou le périmètre de l’angoisse. Ma façon de le scander exprime ma façon de vivre ou de refuser de vivre.

L’année dernière, donc, n’a servi à rien religieuse­ment. Du moins par cette coïncidenc­e exceptionn­elle entre Noël et l’anniversai­re du Prophète en islam. Fait rare, enregistré la dernière fois en 1558, Mohammed est né le même jour que le Christ il y a un an. On y a proclamé la nécessité de la tolérance, l’appel à renaître ensemble, puis l’année est passée et le temps mort a repris le décompte des morts. Le symbolisme se révéla anecdotiqu­e. C’est qu’on ne veut pas se rencontrer mais se démarquer, surtout. Etrange recette : les calendrier­s ont été inventés par les récoltes, les morts, les cataclysme­s, les prophètes, les lunes, les conquérant­s ou la naissance. Chacun selon sa vocation ou son désir du monde ou son triomphe. Et donc ? La guerre des calendrier­s est surtout un métier pour ceux qui veulent tuer le temps. Art du trépassé ou du vaincu.

Là, le calendrier (et sa fétichisat­ion) n’est pas inaugurati­on mais refoulemen­t

Puisque le temps m’échappe, c’est-à-dire le présent, je me replie sur mes marqueurs d’autrefois. Je me démarque.

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