Le Point

Claremont, Sa Majesté des mutants

Scénariste star biberonné à Hannah Arendt, il a fait des « X-Men » la vache à lait de la pop culture. Rencontre avec le grand invité d’Angoulême.

- PAR PHILIPPE GUEDJ

C’est un mythe de la bande dessinée américaine. Un scénariste dont la plume, entre 1975 et 1991, a révolution­né l’univers du neuvième art à travers une équipe de superhéros dont il a fait des superstars : les X-Men, ces êtres humains nés avec leurs superpouvo­irs, contrairem­ent à Spiderman ou Hulk, qui ont acquis les leurs par accident. Et si Chris Claremont ne les a pas créés lui-même (le mérite en revient à Stan Lee et Jack Kirby en 1963), c’est bien lui qui, avec ses histoires complexes et politiquem­ent engagées, a transformé la revue qui racontait leurs aventures en best-seller et en source d’inspiratio­n infinie pour toute une génération de scénariste­s hollywoodi­ens. Les six films « X-Men » produits depuis 2000 (sans oublier trois films sur le célèbre Wolverine, incarné par Hugh Jackman) ont tous appliqué à la lettre les concepts de Claremont, alors qu’il n’a travaillé sur la série qu’entre 1975 et 1991. « Je ne touche pas un centime sur les films et les scénariste­s ne m’ont jamais contacté, s’amuse notre homme, mais au moins ils ont respecté l’esprit du comic book et mes idées. » Rappelons-le, les X-Men sont des mutants ostracisés par les hommes en raison de leur différence génétique. Une métaphore géniale de tous les racismes, imaginée par Stan Lee dans l’Amérique ségrégatio­nniste du début des années 1960. Malgré ses débuts prometteur­s, la série vivote et est en passe de s’éteindre quand Claremont, âgé d’à peine plus de 20 ans, rentre à New York après un séjour de deux mois dans un kibboutz en Israël.

Fils d’un père catholique et d’une mère juive, passionné par l’Histoire, Claremont a été stagiaire chez Marvel, qui l’embauche comme scénariste. « En Israël, j’avais découvert pourquoi les cultures de cette partie du monde ont tant de mal à s’entendre, nous confie-t-il. Cette question de l’impossible entente n’a cessé de me hanter depuis. Ce que j’ai vu là-bas, ainsi que mes lectures de Marc Bloch, m’a influencé dans mon travail. » Lorsqu’il hérite de la série « X-Men », Claremont a carte blanche pour la réanimer. Avec son dessinateu­r Dave Cockrum, il décide d’étoffer psychologi­quement leurs mutants. Ils ont l’idée de faire du super-vilain Magnéto… un juif survivant d’Auschwitz. Les camps de la mort chez les superhéros ? Du jamais-vu.

Missiles de Cuba. « Magnéto était censé être l’ennemi absolu des X-Men, mais on le trouvait rasoir. Nous avons donc creusé son histoire : quels pouvaient être ses motivation­s, ses traumatism­es, pourquoi en était-il arrivé à vouer à l’humanité une telle haine ? » explique Claremont. Lee et Kirby avaient eu, eux aussi, une bonne idée en imaginant Magnéto à l’image de Malcolm X, prônant une réponse violente au racisme, mais sans vraiment approfondi­r le personnage. Influencé par son héritage maternel et ses lectures de Hannah Arendt (dont le mari enseigna la théorie politique au Bard College, où Claremont a étudié), le scénariste ajoute la question de l’antisémiti­sme à celle du racisme. Et Magnéto de muer en une grande figure tragique, source

d’une réflexion sur l’abîme moral des camps d’exterminat­ion. « Les mutants ont été, dès le début de la BD, décrits comme une minorité opprimée. Il paraissait donc logique qu’un mutant de l’âge de Magnéto ait vécu les camps d’exterminat­ion, comme juif, pour ressentir un pessimisme radical et estimer que la seule façon de sauver les mutants de la haine des hommes était de conquérir le monde. »

Dès le début des années 1980, cette approche plus psychologi­que et historique des X-Men fait exploser les ventes. L’un des numéros de la revue atteindra même 7 millions d’exemplaire­s, un record absolu pour un comic book. Lecteur compulsif, grand fan de « Star Trek » ( « La série montrait un équipage fraternel de différente­s nationalit­és » , dit-il), Claremont est aussi un observateu­r angoissé des soubresaut­s de l’histoire contempora­ine. Il confie avoir gardé un traumatism­e indélébile après la crise des missiles de Cuba, puis les assassinat­s successsif­s de JFK, Bobby Kennedy et Martin Luther King. « J’ai hérité de ces drames une vision du monde qui a certaineme­nt influencé mes histoires. » Aujourd’hui, il se dit inquiet « du retourr au pouvoir des démagogues, en Russie comme aux Etats-Unis. Et peut-être, un jour chez vous, en France, avec Marine Le Pen. » Une source d’inspiratio­n future pour cet homme de 66 ans qui nous quitte en disant : « Je ne veux pas décevoir » ?

 ??  ?? Fluide. Chris Claremont, 66 ans, fut le scénariste des bandes dessinées « X-Men » (ici, avec un buste de Wolverine) entre 1975 et 1991. Il étoffe alors le profil des personnage­s et insuffle un esprit plus politique et historique à la série. Les ventes...
Fluide. Chris Claremont, 66 ans, fut le scénariste des bandes dessinées « X-Men » (ici, avec un buste de Wolverine) entre 1975 et 1991. Il étoffe alors le profil des personnage­s et insuffle un esprit plus politique et historique à la série. Les ventes...
 ??  ?? Traumatism­e. Dans cet épisode d’octobre 1981, Magnéto révèle son passé de rescapé d’Auschwitz et sa haine de l’humanité.
Traumatism­e. Dans cet épisode d’octobre 1981, Magnéto révèle son passé de rescapé d’Auschwitz et sa haine de l’humanité.
 ??  ?? Enfer. Illustrati­on de l’artiste croate Dalibor Talajic, un des dessinateu­rs de Marvel, représenta­nt un Magnéto hanté par les camps de la mort.
Enfer. Illustrati­on de l’artiste croate Dalibor Talajic, un des dessinateu­rs de Marvel, représenta­nt un Magnéto hanté par les camps de la mort.
 ??  ?? Grand écran. Si Chris Claremont n’a pas participé aux adaptation­s cinématogr­aphiques de « X-Men », elles ont gardé l’esprit qu’il a insufflé au « comic book ». Ici, Michael Fassbender est Magnéto dans « X-Men, le commenceme­nt ».
Grand écran. Si Chris Claremont n’a pas participé aux adaptation­s cinématogr­aphiques de « X-Men », elles ont gardé l’esprit qu’il a insufflé au « comic book ». Ici, Michael Fassbender est Magnéto dans « X-Men, le commenceme­nt ».

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