Remarque passe à l’Ouest
Manhattan, 1944… Le dernier roman d’Erich Maria Remarque est enfin publié.
Pour beaucoup, cet Allemand né en 1898 est l’homme d’un seul livre, emblème du pacifisme antimilitariste de l’entre-deux-guerres : « A l’ouest rien de nouveau », paru en 1929 et brûlé par les nazis dès 1933. Les amoureux du septième art se souviennent aussi qu’il créa ce poignant personnage de jeune soldat du Reich permissionnaire en Allemagne à l’été 1944 dans « Un temps pour vivre, un temps pour mourir », adapté sous un autre titre par Douglas Sirk. La plupart ignorent qu’il fut le grand écrivain des émigrés, juifs ou antifascistes allemands, valdinguant en Europe sous les coups de ce qui fut son autre sujet, la barbarie nazie. « Arc de Triomphe », « Les exilés », « Nuit de Lisbonne » : cette trilogie entamée dès 1938 s’enrichit aujourd’hui d’un quasi-inédit en France, « Cette terre promise », qui débute au printemps 1944 à Ellis Island.
Pourquoi ce « quasi » ? Le manuscrit auquel Remarque consacra ses cinq dernières années, entre 1965 et 1970, a connu plusieurs versions très différentes, dont l’une a été publiée sous le titre « Ombres » en 1971 par sa veuve, Paulette Goddard, et traduite en France en 1972. En 1998, outre-Rhin, fut reconstituée à partir de ses archives une autre version sensiblement distincte de ce roman de l’exil américain, ou plutôt de ce purgatoire des âmes allemandes en errance, juives ou non juives. Mais, à l’époque, Remarque n’intéresse plus personne en Europe depuis belle lurette : cet expatrié – il quitta lui-même l’Allemagne pour la Suisse et l’Amérique dès 1930 – a été très mal perçu dès l’après-guerre par ses compatriotes. Et pour cause : ils n’ont jamais apprécié que, dans ses romans – celui-ci en est une nouvelle preuve –, il les englobe collectivement dans le nazisme. En France, au contraire, depuis quelques années, si les écrivains vivants de langue allemande ne sont plus guère à la fête, les morts et leurs oeuvres vintage ont le vent en poupe : Zweig, Schnitzler… Aussi, lorsque Stock, l’éditeur historique d’« A l’ouest rien de nouveau », s’est vu proposer « Cette terre promise », il a dit oui.
Beauté portoricaine. Ce roman inachevé de 486 pages propose une époustouflante et croquignolesque galerie de déracinés gravitant à Manhattan autour de Ludwig Sommer, Allemand qui a repris les papiers d’un antiquaire juif après sa mort à Paris durant la guerre. Ils ont tous parcouru la « Via dolorosa », cette voie des émigrés où « l’on se perdait de vue, on se retrouvait ou pas, on mourait ou on se faisait prendre, on se revoyait, on vivait, ça suffisait » . Il y a Jessie Stein, la mère juive de tous les émigrés, qui affiche les photos de ses protégés vivants dans un cadre doré et des morts dans un cadre noir. Hirsch, l’ex-vengeur juif qui narguait la Gestapo en France, reconverti en vendeur de radios à Manhattan. Toller, qui dresse des listes de nazis à exécuter au cas où il retournerait en Allemagne après la guerre. Lachmann, qui écoule des bibles dans l’espoir de conquérir une beauté portoricaine. Alexandre Silver, qui se goinfre d’apfelstrudel en surveillant son magasin d’art. Le riche Tannenbaum, qui fête sa nationalité américaine et son nouveau nom, Smith, en donnant une grande fête où tous ses « frères » pauvres s’empiffrent. Sans compter d’autres émigrés plus anciens, comme le Russe Meukoff, qui tient le minable hôtel Rausch, cour des miracles antinazie, où Sommer trouve un abri, de la vodka et des somnifères pour échapper à ses souvenirs d’Europe, ses morts, ses tortures, son cafard.
On sourit souvent au comique absurde de ces Menschen qui tentent de survivre avec l’espoir illusoire d’un retour en Europe. Mais on devine aussi le pessimisme foncier de Remarque comme la formidable empathie humaniste de ce riche émigré pour ces naufragés du siècle, aïeuls dans le malheur des Syriens et autres Erythréens