Juppé, l’histoire secrète d’une campagne
L’ex-conseiller d’Alain Juppé, Gilles Boyer, raconte les coulisses de la primaire dans « Rase campagne ».
Le Point : Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sur la campagne d’Alain Juppé ? Gilles Boyer :
Après la défaite, c’était vital ! J’ai trouvé le titre (« Rase campagne ») deux jours avant le premier tour, lors d’un meeting à Lille. Ce soir-là, on sentait que la mayonnaise ne prenait pas. On avait du mal à remplir la salle, alors que Fillon faisait un tabac. Rien ne se passait comme prévu. Xavier Bertrand, annoncé, n’était pas là. C’était une ambiance un peu crépusculaire. Je voulais depuis longtemps écrire un bouquin sur ces quinze ans passés au côté d’Alain Juppé. A vrai dire, j’espérais l’écrire en 2022…
Quelle leçon tirez-vous de cette campagne ?
Tout ce que j’ai appris depuis vingt ans, tous les repères, les réflexes, les usages, tout est en train d’être balayé. Mon logiciel semble dépassé. Ce qui est probable devient hautement incertain. Personne n’est capable de prédire le résultat d’une élection qui va se passer dans deux mois. Dans ce contexte, faire un métier comme le mien devient très instable.Quand on applique des raisonnements anciens à un monde nouveau, il y a un crash ! Il est temps de changer de métier.
Finalement, qu’est-ce qui a fait perdre Juppé ?
On voit que la position du favori devient maudite, et Alain Juppé l’a sans doute occupée pendant trop longtemps. « Gilles, on a un problème : on est trop haut trop tôt ! » Cette phrase, que l’on m’a lancée au début de la campagne, m’a marqué… Nous avons été prisonniers des sondages. Ils nous ont aidés à valoriser la candidature de Juppé, mais ils nous ont aussi induits en erreur.
Dans une campagne, il y a des paramètres choisis et des paramètres subis, malheureusement plus nombreux que les premiers ! J’ai une part de responsabilité, mais je ne porte pas sur mes épaules tout le poids de la défaite.
Parmi les « paramètres choisis », quels sont vos regrets ou vos erreurs ?
Comme tout le monde, nous avons pensé jusqu’à la fin que Sarkozy serait notre compétiteur principal. Tous nos choix stratégiques ont été faits en conséquence, et tout ce qu’on peut aujourd’hui considérer comme des « erreurs » vient de là. Mais je n’ai trouvé personne pour m’expliquer qu’il fallait focaliser notre attention sur François Fillon, qui a stagné entre 8 et 12 % pendant plus de deux ans.
Y a-t-il eu d’autres erreurs ? « L’identité heureuse », des meetings trop conventionnels…
Probablement. Nous n’avons pas eu un positionnement assez à droite pour remporter la primaire, mais, ce refus des considérations tactiques, c’était aussi la singularité de Juppé. C’est une fierté d’avoir accompagné un candidat qui n’a jamais transigé avec ses convictions au nom d’une prétendue tactique.
« L’identité heureuse », c’était une réponse à Finkielkraut. L’expression s’est imposée dans notre campagne sans que nous l’ayons choisie. On l’a revendiquée en expliquant qu’il s’agissait d’un objectif et non d’un constat, mais c’était sans doute trop subtil. Et l’accusation – infondée – de naïveté ou de méconnaissance des réalités du pays nous a fait du tort. Le soutien de François Bayrou a été aussi lourd de conséquences. Il aurait pu être très bénéfique dans une présidentielle, mais – et on s’en est rendus compte à la fin – les électeurs de droite n’ont pas pardonné le choix de Bayrou en 2012. Là encore, ce soutien, nous l’avons subi. Quand Bayrou a apporté son soutien à Juppé, il ne nous a pas demandé notre avis, il l’a fait en homme libre. Nous avons tenté de transformer cela en avantage.
Pensez-vous que le surnom « Ali Juppé », donné par la fachosphère, a beaucoup pesé dans votre défaite ?
Oui, ça a pesé. On l’a évacué au début, ça relevait de l’irrationnel. On ne pensait pas que les électeurs accorderaient le moindre crédit à tout ça. Une autre leçon ? Dans une campagne, il faut gérer l’irrationnel.
Ecoutait-il ceux qui le mettaient en garde contre la nuisance de ces attaques ?
Si on contre la rumeur, on la propage. Si on ne la contre pas, elle se propage toute seule. Notre stratégie pendant longtemps a été de la traiter par le mépris. Le jour où, à la fin de la campagne, excédé, Juppé
« Comme tout le monde, nous avons pensé jusqu’à la fin que Nicolas Sarkozy serait notre compétiteur principal. Tous nos choix stratégiques ont été faits en conséquence. »
a dit à la radio : « On me traite d’Ali Juppé », il a fait à cette accusation une publicité très forte.
Vous êtes devenu le « visage de la défaite » quand vous lui avez annoncé les résultats du premier tour. Vous en a-t-il voulu ?
Non, je ne crois pas. S’il y en a un qui est conscient que la défaite est protéiforme, c’est bien lui. J’ai des reproches à me faire, bien sûr, et si c’était à refaire je ferais un certain nombre de choses différemment. Jusqu’à fin octobre, il n’y avait aucun signe avant-coureur de la défaite.
Certains vous reprochent d’avoir trop « protégé » votre candidat, à tel point qu’il n’était pas informé de toute l’actualité concernant ses adversaires…
Je me suis adapté à mon candidat. Ceux qui disent cela sont ceux qui estimaient que leurs idées géniales n’étaient pas assez prises en compte. Dans une cam- pagne, on reçoit une multitude de conseils. Il faut que Juppé fasse ceci, cela, dise ceci, cela, qu’il voie untel…
Vous parveniez à lui faire des remarques ?
Oui, en tête-à-tête. Je ne vois pas ce que j’aurais pu lui dire de plus qui aurait fondamentalement changé la donne.
Vous discutez encore de cette campagne avec Juppé ?
Oui, nous partageons un certain nombre de constats. Mais nous n’y trouvons pas la réponse évidente à ce qu’il aurait fallu faire. Bien sûr que la défaite a été difficile. Mais il n’est pas homme à se lamenter sur le passé, il est dans l’action. Deux jours après le second tour, je l’ai appelé. Il était à Bordeaux et il m’a dit : « Je suis en train de regarder le document d’orientation budgétaire de Bordeaux Métropole. » Ce qu’il a vécu, c’est une mauvaise nouvelle, une grosse déception. Mais la vie ne s’arrête pas là.