Sonia Mabrouk : « Les musulmans de France sont piégés »
Dans son premier livre, la journaliste s’entretient avec sa grand-mère tunisienne. Et parle de l’islam et du terrorisme.
La première fois qu’ils se sont rencontrés à Europe 1, Jean d’Ormesson l’a prise pour une hôtesse d’accueil. Parce qu’elle était jolie et assez sculpturale, parce que prévenante elle lui avait elle-même apporté moult cafés et verres d’eau avant le passage à l’antenne, il eut un bref sursaut lorsqu’il la découvrit, en studio, derrière le micro. « Comment, mais c’est vous qui m’interviewez ? » Encore navré cinq ans plus tard de la méprise, l’écrivain devenu son ami n’a plus pour elle que des mots tendres. « Je l’estime et je l’aime beaucoup. Si elle était très laide, on souhaiterait tout de même la fréquenter, car elle est d’une intelligence remarquable. Et si elle était idiote, on aimerait la connaître aussi », dit-il avec malice. Dans une brasserie un peu m’as-tu-vu du 7e arrondissement parisien où plusieurs personnalités viendront l’interrompre pour lui réclamer, avec une certaine goujaterie, une invitation à ses émissions, Sonia Mabrouk se souvient avec indulgence de la gaffe « jolie fille » de Jean d’Ormesson. Elle se débat, aujourd’hui, avec des clichés plus violents : « Arabe de service, vous voyez ? » Elle a commencé dès l’aube à préparer ses deux émissions quotidiennes, l’une sur Europe 1 (« Le débat des grandes voix »), l’autre sur Public Sénat (« On va plus loin »), un marathon qui ne s’achèvera que tard dans la nuit. Pédalant comme une damnée – elle possède chez elle autant de vé l o s d’ a ppart e ment q ue d’écrans –pour maintenir le rythme et s’imposer dans ce métier qui au départ n’était pas le sien, Sonia Mabrouk tente d’instaurer à l’antenne une forme de débat apaisé qu’elle travaille d’arrache-pied. « Je suis une laborieuse, j’ai besoin d’arriver avec 40 questions en tête que je mets du temps à préparer. Mais un débat de fond, ce n’est pas forcément ennuyeux… Je suis sûre qu’une nouvelle génération de journalistes va enfin parvenir à sortir de la culture du clash et de la polémique. »
Elle tente aussi depuis quelques mois, avec un indéniable cran, de faire entendre sa voix de citoyenne, celle d’une Tunisienne vivant en France depuis quinze ans, qui a désormais deux nationalités, et qui ne peut s’empêcher, parfois, d’être abasourdie par ce qu’elle voit et entend ici. Le Hijab Day, ou journée du voile, organisé à Sciences po en avril 2016, la fait sortir de ses gonds pour la première fois. Dans sa famille, tunisienne et musulmane, ni sa mère, ni ses grands-mères, ni même son arrière-grand-mère pourtant épouse d’un cadi – juge religieux – n’ont porté le voile. « Je suis venue ici avec une certaine idée de la France, dit-elle. Et que ces jeunes ne réalisent pas que des femmes se battent, notamment en Tunisie, pour la liberté de ne pas porter le voile, cela m’a sidérée. On m’a conseillé de ne rien dire, de rester à ma place de journaliste, on a essayé de me convaincre qu’entrer dans ce débat desservirait ma carrière, mais ça a été plus fort que moi. » Elle tweete que ce Hijab Day est une « offense » faite au combat de certaines femmes. Et reçoit, aussitôt, un tombereau d’insultes. Lorsque l’ a f f a i r e du burkini échauffe les esprits en août, elle dénonce à nouveau sur Twitter l’idéologie wahhabite à l’oeuvre sur nos rives. Mêmes réactions violentes. « Les musulmans de France sont piégés, soupire-t-elle. Soit vous vous taisez, et alors on vous reproche votre silence comme si c’était un consentement aux dérives islamistes, soit vous intervenez, et cette fois on vous traite comme l’Arabe de service, forcément non représentatif . »
Comme si Sonia Mabrouk, petite-fille d’ambassadeur, pur produit d’une élite tunisienne éclairée, n’avait au fond pas le droit de s’exprimer en tant que musulmane. « Il faut donc obligatoirement avoir grandi en banlieue pour avoir le droit de parler ? Mais qui représente les musulmans, di t e s - moi ? Mehdi Meklat, par exemple ? Je n’ai pas de double maléfique, moi. Ma pensée est claire. » Son amie, la Franco-Tunisienne Samia Maktouf, avocate de victimes du terrorisme, admire son audace. « C’est une femme des deux rives et une voix éclairée sur ces sujets tabous, dit-elle. Cela fait du bien. » Après ses propos sur le bur-
Mais qui représente les musulmans ? Mehdi Meklat, par exemple ? Je n’ai pas de double maléfique, moi. Ma pensée est claire. »
kini, on lui fait d’innombrables invitations sur les plateaux de télévision. Elle les refuse toutes, préférant, la polémique étant retombée, prendre le temps d’écrire une tribune. Elle estime, avec une forme d’autocritique peu commune dans cette profession, que les médias et leur flux désormais continu se sont embourbés comme jamais sur la question de l’islam et du terrorisme. « Les reportages postattentats sur les familles de terroristes, disant face caméra qu’ils ne savaient rien avant même que leur responsabilité ne soit écartée par la justice, me choquent profondément. Pourquoi leur donner si vite la parole ? Pourquoi, après le 13 novembre, a-t-on systématiquement tendu le micro à des imams ? Il y a des musulmans de la société civile, il y a des intellectuels qui pratiquent un islam moderne qui auraient pu s’exprimer, pourquoi ne les voit-on jamais? Et puis, on are- proché aux musulmans de ne pas manifester, mais lors qu’ ils le font, personne n’en parle. » Le 31 août 2016, à Kasserine, en Tunisie, des djihadistes tentent de prendre possession d’une partie de la ville, cherchant à rallier des habitants à leur cause. Mais des hommes, des femmes surtout, les défient, manifestant aux cris de « Tahya Tounes » (vive la Tunisie) et « Irhab dégage » (dégage terrorisme). Personne, en France, ne relaie cette scène saisissante. Outrée qu’aucun média n’en parle, c’est Delenda, la grand-mère de Sonia vivant depuis des décennies à la Goulette, une banlieue populaire de Tunis, qui en informe sa petite-fille. Et cet échange sera le début d’une conversation quasi quotidienne, par téléphone, Skype ou missive postale. L’une à la Goulette, l’autre à Paris, l’une approchant les 80 ans, l’autre ayant la moitié de son âge, l’une n’ayant pas fait d’études, l’autre diplômée et désormais journaliste de ce côté-ci de la Méditerranée, les deux femmes débattent de l’islam, de la laïcité, du passé autoritaire du pouvoir tunisien, du terrorisme qui ensanglante aujourd’hui, comme en miroir, à la fois la France et la Tunisie.
Zizanie. C’est cette conversation – que Sonia prend en notes dès ses débuts–qui est pub liée aujourd’ hui. S’y dessinent des incompréhensions mutuel les–De l end a exhortant par exemple les musulmans de France à manifester après les attentats, Sonia s’y refusant –, mais surtout la nostalgie commune d’un monde qui paraît à jamais perdu. Un monde où, à Tunis, les femmes portaient à leur guise le sefsari, ce voile traditionnel d’un blanc radieux qui glissait volontiers sur leurs épaules, quand ce sont désormais de longues silhouettes noires en voile intégral qui se faufilent parfois dans les ruelles, les mêmes que celles qui ont fait leur apparition dans les banlieues françaises. Un monde où, à l’école catholique que Sonia fréquentait, ce furent les soeurs qui lui montrèrent l’usage du tapis de prière musulman et l’exhortèrent à pratiquer sa propre religion. Un monde enfin où, au lycée français de la capitale tunisienne, juifs, musulmans et chrétiens étudiaient dans l’harmonie, sans nuages. « C’est la première guerre du Golfe qui a semé la zizanie, se souvient Sonia. Il y avait ceux qui se réjouissaient que l’on abatte un tyran, et ceux qui voyaient en Saddam Hussein un héros. On a commencé à ne plus s’asseoir les uns à côté des autres. Et moi, je ne savais pas dans quel camp j’étais. » Elle ajoute, sombre coïncidence, qu’alors qu’elle achevait son ouvrage on lui apprit le décès d’un cher ami d’enfance, voisin de Tunis, mort dans l’attentat d’Istanbul du 31 décembre. Retrouve le sourire en montrant sur son portable une photo de son élégante grandmère qui attend, là-bas à la Goulette, la sortie du livre. Et dit enfin ce que son nom, Mabrouk, signifie en arabe : « félicitations »