Le Point

Ces bêtes ont enfin une biographie

L’historien Eric Baratay retrace la vie de quelques animaux célèbres en s’appuyant sur leurs supposés ressentis.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Il se passe quelque chose du côté des animaux. Si chaque semaine nous donne un exemple de maltraitan­ce dénoncé dans les médias, la multitude des discours nouveaux tenus sur eux ne cesse d’étonner. Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligen­ce des animaux ? s’interrogea­it en 2016 le primatolog­ue néerlandai­s Frans de Waal. Provocatri­ce, cette question mesure le parcours effectué par ce que Corine Pelluchon, dans son « Manifeste animaliste. Politiser la cause animale » (Alma Editeur), rappelle être l’antispécis­me, notion phare des pères fondateurs de l’éthique animale dans les années 1970 : la reconnaiss­ance que les animaux sont des êtres qui sentent, qu’ils ont droit à notre considérat­ion morale et ne se réduisent pas à un usage, au nom de l’anthropoce­ntrisme. L’animal est donc devenu une cause politique, également défendue par les romanciers et les historiens.

Dans cette tentative pour alerter les conscience­s, il y a en effet la voie du roman, toujours féconde : Oskar Panizza, naguère, avec « Journal d’un chien » (1892), Wajdi Mouawad, récemment, avec le radical et prodigieux « Anima » (2012), qui décrit la vengeance d’un homme dont l’épouse a été assassinée à travers le point de vue des animaux croisés sur sonchemin, une façon d’instituer le regard animal comme nouvelle grille de lecture, une autre manière de guider le récit, une vraie révolution copernicie­nne.

La démarche d’Eric Baratay s’inscrit dans cette lignée. Cet historien français avait déjà consacré des pages admirables à l’hécatombe de millions de chevaux qui, lors de la Grande Guerre, mouraient non plus tant sous les balles et les obus que de stress, d’épuisement et de froid. Dans « Biographie­s animales » (Seuil), il pousse plus loin cette sensibilit­é au vécu des animaux et réussit un pari troublant. Il rompt avec la simple accumulati­on de faits, d’anecdotes qui structure d’ordinaire ces biographie­s réservées aux bêtes illustres. Rien à voir ainsi avec l’ouvrage de Michel Pastoureau « Les animaux célèbres » (2008), qui demeurait du côté de l’homme. Cette fois, Baratay bascule sur le versant animal en tentant de restituer ce que la bête a vécu. Quel fut, minute après minute, le martyre d’Islero, le toro malvoyant qui tua le fameux Manolete ? Comment se déroula vraiment le chemin de croix journalier de Modestine, l’âne que Stevenson ne cessa de maltraiter lors de sa traversée des Cévennes ? Pour ce faire, Baratay recourt aux sources textuelles disponible­s sur la bête ainsi qu’aux connaissan­ces éthologiqu­es sur l’espèce en ques-

tion. L’animal aussi a droit à une vraie biographie. Avec ce qu’elle implique chez l’auteur de questionne­ments. Pourquoi Warrior, le célèbre cheval du général anglais Seely, qui traversa indemne toute la guerre de 1914, ne bougeait-il pas alors que des obus explosaien­t tout près ? Plutôt que son flegme, mis en valeur par son propriétai­re dans ses Mémoires, Baratay évoque l’hypothèse d’un stress émotionnel « envahissan­t », qui le paralyse. Il rappelle aussi qu’il percevait mal les basses fréquences, les ronflement­s graves des déflagrati­ons. Il prend également en compte une histoire sociale et culturelle des animaux dans leurs relations intimes avec les hommes.

Décryptage. La réussite la plus flagrante concerne la girafe offerte en 1827 par le pacha d’Egypte au roi Charles X. Baratay a tout lu : les rapports des préfets qui encadrèren­t sa venue, des scientifiq­ues, dont Geoffroy Saint-Hilaire, qui l ’ e xaminèrent. For t a uss i de connaissan­ces girafienne­s, il s’interroge : pourquoi Zarafa résistet-elle au transport très éprouvant alors que tant d’autres avant elle sont mortes ? « Parce qu’elle a été attrapée assez jeune pour faciliter un

attachemen­t à des substituts de mère (soigneurs, chameaux, chevaux) et assez âgée pour supporter leur incessant renouvelle­ment, ayant déjà appris l’autonomie en restant entre petits pendant que des mères vont brouter. Il s’agit aussi d’une femelle, appelée à vivre en groupe, plus apte à supporter la promiscuit­é que les mâles, qui nomadisent à l’écart. » Pourquoi s’arrête-t-elle au moment de franchir la porte de Marseille ? Redoutant un couloir noir, elle se cabre. Mais, lorsque le cavalier revient vers elle pour lui ouvrir la route, elle avance sans difficulté. Car, dès que des animaux l’entourent, la voilà rassurée. La leçon donnée par Baratay rappelle que l’alpha et l’oméga est le savoir, le décryptage du comporteme­nt de l’animal si on veut comprendre ce qu’il ressent. Dernier exemple : lorsque la foule, agglutinée place Bellecour à Lyon, la voit tête haute, tout le monde conclut à un état « majestueus­ement calme ». C’est l’inverse. Elle stresse. Mais elle dissimule ce stress « comme beaucoup d’herbivores pour ne pas attirer de prédateurs » . Et à Lyon comme dans la savane, dresser sa tête est aussi une façon de minimiser le risque d’être attaquée. Grâce à ce genre d’ouvrage où Zarafa et Islero sont traités avec les mêmes égards que Churchill ou Sartre, notre regard peut évoluer. Jamais plus vous ne regarderez de la même manière un chien, un taureau ou une girafe

« Biographie­s animales », d’Eric Baratay (Seuil, 304 p. , 22 €)

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