Le Point

La plus coûteuse des illusions

Par souci compassion­nel, l’Occident confond vraies et fausses victimes. Cette myopie affecte aussi le Sud.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD*

«D e la blessure occidental­e ». Livre imaginaire. Le sujet : comment le rejet, le malaise ou la douleur de vivre en Occident en arrivent, chez certains, à excuser le repli et absoudre la confession – devenue instrument politique – sous prétexte de l’identité à confirmer ou affirmer. La mécanique est complexe : vous êtes un porteur d’idées, de sens ou de corpus, venu d’ailleurs ou né en Occident mais depuis si peu de temps que cela se voit encore. C’est alors que, victime du racisme, du rejet, du malaise, on proclame sa souffrance ou sa colère comme irréductib­le. L’Occident est dit traître à ses valeurs, fourbe chez ses élites, dominateur dans sa compassion universell­e promise, et on se met à le traquer chez lui et en soi. On écrit, on dénonce, on se replie ou on laisse pousser le drapeau des origines ou la barbe de la pureté. La blessure occidental­e est d’ailleurs une sorte de meurtre permanent de soi par cet Autre qui ne veut pas de vous ou fait semblant de ne pas vous voir. Au sommet de la pyramide, on dénonce et on se range dans le camp dit « à gauche » : juste mais victimaire, prompt mais sans lucidité souvent, légitime mais sans efficacité. La blessure occidental­e touche ainsi la large majorité des élites nées en Occident mais d’origine exogène ou celles qui, venues du Sud, du « tiède », s’installent, produisent, participen­t mais se souviennen­t. Famille à laquelle il faut ajouter une élite locale qui trouve, dans l’Histoire coloniale ou le présent des exclusions, l’argument pour habiller l’opposition permanente par le plaidoyer sur les droits des « blessés ». Et cela est légitime, heureux, digne et souvent défendable.

Sauf que, peu à peu, la blessure occidental­e se transforme en illusion de compassion. Ainsi, peu à peu, on en vient à défendre le confession­nel, par exemple, comme une identité à rappeler. On en vient à proclamer des totalitari­smes voilés comme des expression­s du droit à la liberté et à la différence. La « blessure » pousse alors à une curieuse radicalité : à force de voir des victimes de l’Occident partout, on en trouve même chez ceux qui ne le sont pas et qui sont là embusqués sous couvert d’une religion transformé­e en escamotage et en projet politique et non de foi. On se met à la fois à défendre l’utopie communiste et à nier rageusemen­t le goulag. A absoudre le crime ou les nouveaux fascismes par illusion de compassion. Et à ne jamais se poser cette question de bon sens : la blessure excuse-t-elle le repli ? L’identité et la communauté doivent-elles nécessaire­ment passer par la confession ? N’est-on pas en train de déléguer, par exemple, à l’islamiste un droit usurpé : celui de parler au nom des musulmans, des identités et d’un Dieu et des victimes de l’Occident ? Ne pousset-on pas la compassion à tomber dans la complicité ?

Cette tentation de se faire l’avocat du diable est d’ailleurs observable à gauche et même à droite face aux radicalism­es des deux bords. L’un au nom de la « blessure occidental­e », l’autre au nom de l’« invasion orientale ». Et, pire, sur l’échelle des myopies, cette maladie touche comme une disgrâce certains au Sud : voilà qu’au nom du trauma colonial, de la blessure occidental­e, on oublie ce que nous ont fait les islamistes pour les consacrer, doucement, comme des victimes et confondre la juste cause d’une réparation de blessure avec le discours totalitair­e qui joue à la victime. On en arrive à tendre l’autre joue au nom d’une solidarité entre « victimes » qui est la plus tragique des illusions. Illusion que l’on a déjà payée en Algérie et que l’on paiera ailleurs, encore, si l’on ne se réveille pas à temps.

La « blessure occidental­e » ne doit pas rendre borgne et le fantasme de l’« invasion orientale » ne doit pas rendre aveugle. Il est facile de le dire, mais il faut encore et encore le répéter

Romancier et essayiste. Vient de publier « Mes indépendan­ces. Chroniques 2010-2106 » (Actes Sud).

Peu à peu, on en vient à proclamer des totalitari­smes voilés comme des expression­s du droit à la liberté et à la différence.

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