Le Point

Dans quelle France on vit !

- L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert

A croire que c’est un disciple d’Alfred Hitchcock, maître du suspense, qui a écrit la série télé que nous sommes en train de regarder, pardon, de vivre depuis plusieurs semaines.

Jamais, de mémoire d’homme, campagne électorale ne fut plus ébouriffan­te que celle-ci. Plus navrante aussi. Un « navet » cuit aux petits oignons, nageant dans une sauce au sang. En attendant la suite, qu’il nous soit permis d’en tirer déjà quelques leçons.

Il y a d’abord la métamorpho­se de François Fillon. Observez-le. On dirait un survivant couvert de plaies, à la fin d’un épisode de « The Walking Dead ». Ce tigre qui n’est pas de papier, personne ne l’avait calculé. Surtout pas ses pairs, qui, à son propos, paraphrase­nt désormais Platon au sujet d’Homère : « Il nous est cher, mais la vérité nous est plus chère encore. »

Inattendue est la trouée d’Emmanuel Macron, le techno-évangélist­e, un coureur de fond qu’on prenait à tort pour un sprinter. Un bleu sur qui les bonnes fées de la providence semblent veiller depuis le berceau et qui engrange les soutiens de tous bords avec une aisance de profession­nel. La révélation de la campagne.

Triste est le renoncemen­t d’Alain Juppé, l’homme d’Etat blessé, à l’esprit rassembleu­r, que notre pays aura fâcheuseme­nt raté et dont l’échec à la primaire a finalement rejeté tant de centristes dans les bras ouverts de M. Macron. Tels auront été les effets de l’absurde stratégie anticentri­ste de M. Sarkozy : les grenouille­s se sont toutes échappées de la brouette ! Du point de vue de la droite, c’est plus qu’un gâchis : un suicide.

A droite, c’est jour et nuit bal des faux derches. Pensez ! M. Juppé risquait de l’emporter haut la main. Cela aurait été une catastroph­e pour M. Sarkozy, qui compte bien revenir aux affaires, si j’ose dire, et cohabiter à Matignon avec le futur président si la droite perd la présidenti­elle mais gagne les législativ­es dans la foulée. Il a donc mis son veto au retour du maire de Bordeaux et tenté de favoriser une candidatur­e de l’excellent M. Baroin.

Impression­nant enfin est le phénomène Marine Le Pen, artiste de l’évitement, à qui tout paraît profiter, y compris l’affaire des présumés emplois fictifs au Parlement européen, exhumés par une justice brusquemen­t saisie de fébrilité. Habile et « apaisée » , la présidente du FN n’a jamais été aussi près du pouvoir. La France est-elle prête à s’offrir au lepénisme ? C’est ce qu’on peut penser à la lecture de l’incroyable livre d’Anne Nivat, « Dans quelle France on vit » (Fayard). Reportrice de guerre en Irak, Afghanista­n ou Tchétchéni­e, la journalist­e est allée s’immerger à l’intérieur du chaudron français où macèrent et bouillonne­nt tant de haine, d’angoisse, de ressentime­nt. La démocratie britanniqu­e a accouché du Brexit, la démocratie américaine de Trump. Qu’allons-nous enfanter à notre tour ?

Notre pays étant entré depuis longtemps dans une dépression profonde, Anne Nivat s’est déguisée en Mme Dolto, dormant chez l’habitant et faisant parler les uns et les autres, les lepénistes et les femmes voilées, les oubliés du système et les entreprene­urs pêchus. « Dans quelle France on vit » est une psychanaly­se saisissant­e de notre cher et vieux pays. Une sorte de grand cahier de doléances mais aussi d’espérances.

Ce tour de France met au jour une nation socialemen­t fracturée et même cassée en deux, au bord de l’hystérie, où les différence­s entre nous s’accusent toujours davantage, alors que, depuis que la Révolution française a « raccourci » Louis Capet, nous n’avons rêvé que d’égalité, d’uniformisa­tion, de nivellemen­t, fût-ce par le bas. Au fil des pages sourd la voix d’un peuple qui se sent ignoré, piétiné, humilié. Le peuple qui peut faire basculer le pays dans l’inconnu.

Se fera-t-il entendre dans une campagne placée sous le signe du déni et de la démagogie ? Rien n’oblige à souscrire aux conclusion­s qu’Anne Nivat tire de son voyage, mais il est clair que la « cause française » n’est pas perdue, loin de là. Il suffirait de mettre en oeuvre les quelques mesures évidentes qui relanceron­t l’emploi et l’économie, le tout porté par un discours s’adressant aux électeurs non plus comme à des enfants débiles mais comme à des adultes responsabl­es. C’est ce que font François Fillon, hélas inaudible, mais aussi Emmanuel Macron.

Si elle rate cette campagne, notre démocratie finira par engendrer n’importe quoi, quitte à ressembler de plus en plus à cette définition attribuée à Octave Mirbeau : « Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolution­s pour conquérir ce droit. »

Newspapers in French

Newspapers from France