Le Point

Le pays qui ne s’excuse jamais ?

Depuis 1850, la position de défense face à l’impérialis­me occidental prévaut. Dans ces conditions, tout repentir semble compromis.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Les massacres de civils perpétrés à Nankin en 1937 – près de 200 000 victimes chinoises. La prostituti­on forcée des « femmes de réconfort » coréennes dans les bordels militaires. La déportatio­n de 700 000 Coréens – les Zainichi – dans les usines japonaises à partir de 1939. Les expérience­s sur des cobayes de l’unité bactériolo­gique 731 en Mandchouri­e dès 1932. Et, plus généraleme­nt, la colonisati­on meurtrière de Taïwan, de la Corée et de la Chine : la balance des crimes japonais est bien lourde pour un pays qui renâcle encore à assumer les fautes du passé, préférant se réfugier dans une lecture nationalis­te et victimaire : c’est ainsi que les deux musées les plus appréciés du Japon sont le musée de la Paix de Chiran, dédié aux kamikazes, et le mémorial pour la Paix de Hiroshima. Plus globalemen­t, un discours très insistant affirme, pas forcément à tort, que les agressions japonaises n’étaient qu’une réponse, une défense face à l’impérialis­me occidental venu menacer le Japon et l’Asie à partir de 1850.

Dès 1945, pourtant, sous l’influence de l’occupant américain, la population nipponne avait appris « le caractère massif et récurrent » des actes de barbarie de ses militaires, rappelle Michael Lucken dans « Les Japonais et la guerre, 19371952 » (Fayard). Deux procès spectacula­ires contre certains criminels de guerre, ceux de Tokyo en 1947 et de Khabarovsk en 1949, provoquent une onde de choc. Mais la fin de l’occupation en 1952 occulte cet aspect. Même si des travaux universita­ires japonais ont depuis largement documenté ces crimes, même s’il existe plusieurs récits concurrent­iels, le manuel d’histoire dominant dans l’archipel expédie l’invasion de la Chine en une page et ravale les massacres de Nankin à une notule, sans d’ailleurs prononcer le mot « massacre », constate Lucken. On n’est pas très éloigné de la vision du musée Yushukan, consacré à l’histoire militaire du Japon, où l’on apprend qu’à Nankin les Japonais ont « établi une zone de sécurité pour les civils chinois et fait des efforts particulie­rs pour protéger les sites historique­s et culturels » .

Ce musée est situé dans l’enceinte du sanctuaire qui cristallis­e ces différenti­els de mémoire : le Yasukuni, où sont déifiées les âmes de près de 2 millions de soldats morts pour l’empereur. Or, à partir de 1952, on y a inscrit les criminels de guerre de classe C, puis B, puis A en 1978. Chaque fois que des ministres, a fortiori des Premiers ministres, comme Abe en 2013, ou Koizumi, s’y rendent, même à titre privé, la Chine et la Corée protestent. Il a été question de construire un autre sanctuaire. Le projet a été enterré. Par ailleurs, il existe dans le pays tout un réseau de pierres et de reliques rendant hommage aux criminels de guerre, dont le général Tojo, Premier ministre de 1941 à 1944 et condamné à mort au procès de Tokyo. Même si le Japon, sous la pression internatio­nale, a parfois, dès les années 1970, exprimé ses regrets ( hansei), admis sa responsabi­lité ( sekinin), présenté ses excuses ( wabi), dans un pays où reconnaîtr­e sa faute en place publique est incongru – d’où la rareté des avocats –, Lucken constate qu’il l’a fait surtout à l’égard de la Corée et dans des termes très secs, à la différence de la RDA ou de la France pour la déportatio­n des Juifs, sans toujours préciser le contenu de ses excuses, hormis pour les « femmes de réconfort ».

Le coeur du problème est aussi géopolitiq­ue. L’Asie du Sud-Est n’a pas connu après guerre, comme l’Europe de l’Ouest, de structures qui aient apaisé les mémoires et permis les rapprochem­ents. Au contraire, la Chine et la Corée se sont reconstrui­tes dans une confrontat­ion avec le Japon. Un exemple récent l’a encore démontré : la protestati­on de la Chine après que Barack Obama, en mai 2016, a reconnu lors de sa visite la souffrance des civils à Hiroshima et Nagasaki. Pékin attend un geste fort et similaire des autorités japonaises, qui ne sont jamais venues à Nankin. Mais les tensions actuelles régionales ne s’y prêtent guère pour un pays qui s’estime d’autant plus menacé et vulnérable que, selon l’article 9 de sa Constituti­on, il n’a plus le droit d’attaquer avec son armée – qualifiée d’ailleurs de force d’autodéfens­e. Que, depuis mars 2016, il ait réformé cet article en se donnant le droit d’attaquer si ses alliés le sont laisse deviner un état d’esprit plus porté vers l’offensive que vers le repentir

A lire : « Les Japonais et la guerre, 1937-1952 », de Michael Lucken (Fayard, 400 p., 24 €).

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Un kamikaze ceint son front d’un bandeau imprimé du drapeau avec le soleil levant, avant de prendre place dans son avion durant la guerre du Pacifique, en 1944-1945.

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