Le Point

Mais qui trahit qui ?

- L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert

Tout confit de son importance, Benoît Hamon est très content de lui. Comme OuiOui, le pantin créé par Enid Blyton en 1949, il hoche régulièrem­ent la tête avec un air pénétré, les yeux tournés vers l’avenir du monde. Ses ennuis actuels ne seraient provoqués que par de méchantes trahisons.

La trahison n’est-elle pas à l’origine de tous nos malheurs, y compris ceux de la France ? Telle est désormais la doxa dominante. Les « frondeurs » du PS ont utilisé cet argument contre François Hollande ou Manuel Valls et nos chers médias leur ont emboîté le pas, les yeux fermés, comme si la politique consistait à appliquer les programmes jusque dans les détails, à la virgule près.

Traître est le mot stalinien par excellence. Il a permis à Beria et aux commissair­es politiques soviétique­s d’envoyer des millions de personnes à la mort. Si, en préparant sa licence, Hamon avait acquis un peu de culture historique, ce qu’il a dû considérer comme une perte de temps, il n’utiliserai­t pas cette insulte à tout bout de champ.

Le candidat socialiste, qui voit des traîtres partout, ne peut s’empêcher de les dénoncer sans relâche. Après avoir « trahi », avec Hollande, le programme socialiste de 2012, Valls aurait à son tour « trahi » Hamon en refusant de le soutenir à la présidenti­elle : le premier n’a-t-il pas refusé de saisir la main que le second ne lui a pas tendue ? Quant à l’incontourn­able Le Drian, duc de Bretagne, il a été mêmement taclé, qui s’est prononcé pour Macron afin de rester lui aussi fidèle à ses idées.

« On ne trahit bien que ceux qu’on aime », disait l’écrivain Maurice Sachs, virtuose en la matière. Valls et Le Drian n’ont donc pas « trahi » Hamon puisqu’ils n’aiment pas cet apparatchi­k avantageux que l’on peut accuser d’avoir lui-même « trahi » Hollande, qu’il combattit de l’intérieur quand il vivait à ses crochets comme ministre de Dieu sait quoi. Les accusation­s de trahison relèvent de la fausse querelle.

La politique consiste à changer d’avis. « Seul l’homme absurde ne change pas » , disait Clemenceau. Si Hamon avait voulu que Valls ou Le Drian le soutiennen­t, il aurait fait ce que Fillon s’est hâté d’accomplir après avoir battu Juppé à la primaire de la droite et du centre : il aurait tenu compte de leurs objections et amendé son programme avant de leur rendre visite. Inutile à la mer et dangereux au mouillage, le candidat socialiste s’y est refusé : il voulait que les sociauxdém­ocrates quittent tous le navire socialiste au plus vite pour n’avoir plus d’opposition quand, après l’élection, il tenterait de récupérer le PS, transformé depuis, par son incurie, en barquette qui prend l’eau.

L’Histoire est semée de trahisons. De Gaulle a excellé dans le genre quand, le 4 juin 1958, il a dit aux pieds-noirs rassemblés place du Forum, à Alger : « Je vous ai compris. » Deux jours plus tard, à Mostaganem, pour que le malentendu persiste, le Général n’a pas hésité à terminer son discours par un vibrant : « Vive l’Algérie française ! » C’est sur la base de ces fausses promesses qu’il a pu asseoir son pouvoir avant de donner l’indépendan­ce à l’Algérie.

Mitterrand aussi a « trahi » dans l’intérêt général quand, après avoir tiré la leçon de l’échec du programme économique de 1981, il laissa Mauroy opérer le tournant de la « rigueur » en 1983. L’ancien président refusa de prononcer le mot qui lui aurait arraché la bouche, mais il l’a faite, jetant les bases d’une gauche de gouverneme­nt qui revint à deux reprises au pouvoir avec Jospin puis Hollande.

Le summum de la « trahison » : Gerhard Schröder, le social-démocrate qui a redressé l’Allemagne avec l’Agenda 2010. La série de réformes qu’il a mises en oeuvre sous ce nom à partir de 2003 ne figurait pas dans son programme quand il a été réélu à la chanceller­ie aux élections de 2002. Même s’il a été battu (d’un cheveu) au scrutin suivant, cet ancien hussard de la gauche du SPD est devenu, depuis, une sorte de mythe vivant, l’incarnatio­n d’un nouveau « miracle » allemand.

En politique, pour ne pas « trahir », il faut d’abord gagner et, ensuite, réussir. Hamon n’est bien parti ni pour l’un ni pour l’autre. Sous prétexte de terrasser l’hydre sociale-libérale d’où viendrait tout le mal, il ne sera parvenu qu’à la faire renaître et prospérer comme jamais autour de Macron. Repoussoir à électeurs, le candidat socialiste aura été, malgré lui, « l’idiot utile » de l’idéologie qu’il prétendait combattre. Les tenants de celle-ci et les « insoumis » du talentueux Mélenchon, populaire dans tous les sens du mot, seraient fondés à lui ériger une statue au-dessus d’une stèle : au fossoyeur de la fausse gauche

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