Le Point

La conspirati­on de la baguette

Contrairem­ent à ce que répète Marine Le Pen, l’euro n’a pas fait flamber les prix. Mais le retour au franc, lui, provoquera­it un vrai choc inflationn­iste.

- Par Pierre-Antoine Delhommais

P armi

les fonctionna­ires qui se retrouvent dans le collimateu­r de Marine Le Pen figurent en bonne place, aux côtés des juges, les statistici­ens de l’Insee. Elle les accuse d’avoir truqué les chiffres de l’inflation afin de masquer la flambée des prix provoquée, selon elle, par l’introducti­on de l’euro : « Je le dis solennelle­ment à cette antenne : les prix ont explosé lorsqu’on est passés à l’euro. C’est une réalité qui a été camouflée » , a-t-elle expliqué la semaine dernière sur BFMTV. A l’en croire, les équipes de mathématic­iens dont la mission est d’établir chaque mois l’évolution de l’indice des prix à la consommati­on auraient, par eurolâtrie, délibéréme­nt trafiqué leurs calculs et menti au peuple. « Ce qui valait 1 franc valait 1 euro » , a même ajouté la présidente du Front national, laissant entendre que les prix auraient été multipliés du jour au lendemain par 6,56, déclenchan­t une hyperinfla­tion inédite en Occident depuis la république de Weimar.

L’envolée des prix lors du passage à l’euro est une fausse informatio­n monétaire remarquabl­e par son succès et sa durée de vie. Quinze ans après l’introducti­on de la monnaie européenne sous sa forme fiduciaire, il suffit que le sujet soit abordé lors d’un repas de famille pour qu’un vieil oncle irascible assène cet argument massue. « La meilleure preuve que les prix ont explosé, c’est que les gens qui font la manche demandaien­t 1 franc et qu’après ils réclamaien­t 1 euro. » Contredisa­nt les propos du tonton ronchon, les prix ont augmenté en France, selon l’Insee, de 1,9 % en 2002, 2,1 % en 2003 et 2,1 % en 2004. Mieux : l’inflation est passée d’un rythme moyen de 4,4 % au cours des dix-huit années ayant précédé l’euro (1981-1998) à 1,5 % au cours des dix-huit années ayant suivi son lancement (1999-2016). En clair, les prix progressen­t trois fois moins vite avec l’euro qu’à l’époque du franc.

Pas de quoi convaincre, bien sûr, tous les conspirati­onnistes monétaires qui n’accordent par définition aucun crédit aux statistiqu­es officielle­s. Ce qui devrait tout de même les troubler plus, c’est que les associatio­ns de consommate­urs, peu suspectes de sous-estimer l’inflation, sont arrivées exactement à la même conclusion que l’Insee : le passage à l’euro n’a pas fait « exploser » les prix. Des dérapages ont bien été constatés pour quelques produits de consommati­on courante et dans certains services de proximité (restaurant­s, cafés, salons de coiffure, garagistes…), mais ils sont restés limités : leur impact a été évalué entre 0,1 % et 0,3 % d’inflation supplément­aire pour les années 2002 et 2003.

Les psychologu­es sauraient dire mieux que les économiste­s pourquoi la mémoire monétaire est à ce point défaillant­e qu’elle fait par exemple dire à beaucoup de personnes sensées et de bonne foi qu’une baguette de pain valait 1 franc à la veille du lancement de l’euro. Selon UFC-Que choisir, elle coûtait en réalité 4,39 francs (67 centimes d’euro). Et si le magazine a calculé que son prix a augmenté de 27 % entre 2002 et 2012, cette progressio­n a été nettement inférieure à la hausse de 35 % du smic observée durant cette période. D’où un gain de pouvoir d’achat :

Selon l’Insee, les prix progressen­t trois fois moins vite avec l’euro qu’à l’époque du franc.

pour se payer une baguette de pain en 2012, un smicard avait besoin de travailler 20 secondes de moins que dix ans plus tôt.

La mémoire est tout aussi défectueus­e quand elle efface le souvenir que, dans les années ayant suivi l’arrivée de l’euro, de nombreux produits alimentair­es ont fortement baissé (– 23 % entre 2002 et 2012 pour le pot de rillettes du Mans Bordeau Chesnel, – 16 % pour la boîte de haricots verts extrafins Daucy, – 14 % pour le thé Lipton Yellow). Comme ont aussi fortement baissé les prix des vêtements, des automobile­s et des produits électroniq­ues. De fait, depuis quinze ans, les hausses de prix les plus importante­s et les plus douloureus­es pour le budget des ménages ont concerné l’énergie, les transports publics et l’immobilier, hausses qui n’ont rien à voir avec l’introducti­on de l’euro.

Il est étrange d’accuser l’euro, sans le moindre début de preuve, d’avoir fait flamber les prix alors qu’on peut en revanche légitimeme­nt et rationnell­ement lui reprocher d’être à l’origine du choc déflationn­iste qui a frappé le Vieux Continent ces dernières années dans le sillage de la crise des dettes souveraine­s. Choc qui a eu pour conséquenc­e de geler les prix et les salaires et de plomber la croissance. Après 1,3 % en 2013, l’inflation est tombée dans la zone euro à 0,4 % en 2014, 0 % en 2015 et 0,2 % en 2016. Il est encore plus étrange d’entendre Marine Le Pen faire le procès de l’euro inflationn­iste alors qu’elle souhaite mettre en oeuvre, si elle est élue, une politique économique et monétaire (dévaluatio­n du nouveau franc, hausse des taxes sur les importatio­ns) qui aurait pour effet direct et immédiat une forte hausse des prix à la consommati­on. Selon les calculs des experts de l’Institut Montaigne, le quart des produits consommés par les ménages français étant importé, une dévaluatio­n de 15 % suffirait à augmenter le taux d’inflation de 3 à 4 %. Au choc inflationn­iste imaginaire de l’euro succéderai­t, dans ce scénario, le choc inflationn­iste bien réel du retour au franc que l’Elysée pourrait être fortement tenté de camoufler aux Français en redéfiniss­ant le statut de l’Insee et en mettant fin à son indépendan­ce. Après son arrivée au pouvoir, en 2007, la présidente argentine Cristina Kirchner n’hésita pas à envoyer des policiers à l’Instituto Nacional de Estadístic­a y Censos pour intimider les statistici­ens et les forcer à publier des chiffres d’inflation très inférieurs à la réalité. Tous ceux qui refusèrent d’obtempérer en truquant leurs calculs furent licenciés

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