La conspiration de la baguette
Contrairement à ce que répète Marine Le Pen, l’euro n’a pas fait flamber les prix. Mais le retour au franc, lui, provoquerait un vrai choc inflationniste.
P armi
les fonctionnaires qui se retrouvent dans le collimateur de Marine Le Pen figurent en bonne place, aux côtés des juges, les statisticiens de l’Insee. Elle les accuse d’avoir truqué les chiffres de l’inflation afin de masquer la flambée des prix provoquée, selon elle, par l’introduction de l’euro : « Je le dis solennellement à cette antenne : les prix ont explosé lorsqu’on est passés à l’euro. C’est une réalité qui a été camouflée » , a-t-elle expliqué la semaine dernière sur BFMTV. A l’en croire, les équipes de mathématiciens dont la mission est d’établir chaque mois l’évolution de l’indice des prix à la consommation auraient, par eurolâtrie, délibérément trafiqué leurs calculs et menti au peuple. « Ce qui valait 1 franc valait 1 euro » , a même ajouté la présidente du Front national, laissant entendre que les prix auraient été multipliés du jour au lendemain par 6,56, déclenchant une hyperinflation inédite en Occident depuis la république de Weimar.
L’envolée des prix lors du passage à l’euro est une fausse information monétaire remarquable par son succès et sa durée de vie. Quinze ans après l’introduction de la monnaie européenne sous sa forme fiduciaire, il suffit que le sujet soit abordé lors d’un repas de famille pour qu’un vieil oncle irascible assène cet argument massue. « La meilleure preuve que les prix ont explosé, c’est que les gens qui font la manche demandaient 1 franc et qu’après ils réclamaient 1 euro. » Contredisant les propos du tonton ronchon, les prix ont augmenté en France, selon l’Insee, de 1,9 % en 2002, 2,1 % en 2003 et 2,1 % en 2004. Mieux : l’inflation est passée d’un rythme moyen de 4,4 % au cours des dix-huit années ayant précédé l’euro (1981-1998) à 1,5 % au cours des dix-huit années ayant suivi son lancement (1999-2016). En clair, les prix progressent trois fois moins vite avec l’euro qu’à l’époque du franc.
Pas de quoi convaincre, bien sûr, tous les conspirationnistes monétaires qui n’accordent par définition aucun crédit aux statistiques officielles. Ce qui devrait tout de même les troubler plus, c’est que les associations de consommateurs, peu suspectes de sous-estimer l’inflation, sont arrivées exactement à la même conclusion que l’Insee : le passage à l’euro n’a pas fait « exploser » les prix. Des dérapages ont bien été constatés pour quelques produits de consommation courante et dans certains services de proximité (restaurants, cafés, salons de coiffure, garagistes…), mais ils sont restés limités : leur impact a été évalué entre 0,1 % et 0,3 % d’inflation supplémentaire pour les années 2002 et 2003.
Les psychologues sauraient dire mieux que les économistes pourquoi la mémoire monétaire est à ce point défaillante qu’elle fait par exemple dire à beaucoup de personnes sensées et de bonne foi qu’une baguette de pain valait 1 franc à la veille du lancement de l’euro. Selon UFC-Que choisir, elle coûtait en réalité 4,39 francs (67 centimes d’euro). Et si le magazine a calculé que son prix a augmenté de 27 % entre 2002 et 2012, cette progression a été nettement inférieure à la hausse de 35 % du smic observée durant cette période. D’où un gain de pouvoir d’achat :
Selon l’Insee, les prix progressent trois fois moins vite avec l’euro qu’à l’époque du franc.
pour se payer une baguette de pain en 2012, un smicard avait besoin de travailler 20 secondes de moins que dix ans plus tôt.
La mémoire est tout aussi défectueuse quand elle efface le souvenir que, dans les années ayant suivi l’arrivée de l’euro, de nombreux produits alimentaires ont fortement baissé (– 23 % entre 2002 et 2012 pour le pot de rillettes du Mans Bordeau Chesnel, – 16 % pour la boîte de haricots verts extrafins Daucy, – 14 % pour le thé Lipton Yellow). Comme ont aussi fortement baissé les prix des vêtements, des automobiles et des produits électroniques. De fait, depuis quinze ans, les hausses de prix les plus importantes et les plus douloureuses pour le budget des ménages ont concerné l’énergie, les transports publics et l’immobilier, hausses qui n’ont rien à voir avec l’introduction de l’euro.
Il est étrange d’accuser l’euro, sans le moindre début de preuve, d’avoir fait flamber les prix alors qu’on peut en revanche légitimement et rationnellement lui reprocher d’être à l’origine du choc déflationniste qui a frappé le Vieux Continent ces dernières années dans le sillage de la crise des dettes souveraines. Choc qui a eu pour conséquence de geler les prix et les salaires et de plomber la croissance. Après 1,3 % en 2013, l’inflation est tombée dans la zone euro à 0,4 % en 2014, 0 % en 2015 et 0,2 % en 2016. Il est encore plus étrange d’entendre Marine Le Pen faire le procès de l’euro inflationniste alors qu’elle souhaite mettre en oeuvre, si elle est élue, une politique économique et monétaire (dévaluation du nouveau franc, hausse des taxes sur les importations) qui aurait pour effet direct et immédiat une forte hausse des prix à la consommation. Selon les calculs des experts de l’Institut Montaigne, le quart des produits consommés par les ménages français étant importé, une dévaluation de 15 % suffirait à augmenter le taux d’inflation de 3 à 4 %. Au choc inflationniste imaginaire de l’euro succéderait, dans ce scénario, le choc inflationniste bien réel du retour au franc que l’Elysée pourrait être fortement tenté de camoufler aux Français en redéfinissant le statut de l’Insee et en mettant fin à son indépendance. Après son arrivée au pouvoir, en 2007, la présidente argentine Cristina Kirchner n’hésita pas à envoyer des policiers à l’Instituto Nacional de Estadística y Censos pour intimider les statisticiens et les forcer à publier des chiffres d’inflation très inférieurs à la réalité. Tous ceux qui refusèrent d’obtempérer en truquant leurs calculs furent licenciés