Le Point

Les drôles d’affaires d’un marchand d’art Eric Touchaleau­me, l’un des plus gros revendeurs de meubles du designer Jean Prouvé, est au coeur d’une guerre entre antiquaire­s. Une histoire rocamboles­que.

- PAR MARC LEPLONGEON

C’ est l’histoire d’un marchand d’art autodidact­e, un aventurier qui, au péril de sa vie, china en Afrique des meubles signés Jean Prouvé, architecte français du XXe siècle, pour les sauver d’une « destructio­n certaine » . En 2004, Eric Touchaleau­me expliquait ainsi à L’Express récupérer dans les anciennes colonies françaises des objets de valeur, que la population locale n’hésitait pas «à fondre, une fois fichus, pour en faire des marmites ! » . Quatre ans plus tard,ilconfieau­journalbri­tannique The Guardian : « L’Algérie était vraiment dangereuse. » Dans un portrait resté célèbre, l’homme expliquera s’être laissé pousser la barbe, s’être habillé comme un autochtone afin de ne pas se faire remarquer et avoir été obligé de s’entourer de malabars pour assurer sa sécurité. Ce n’est qu’à l’issue d’intenses recherches et après avoir arpenté le pays des années durant que « l’intrépide explorateu­r » dénichera, dans les locaux du Commissari­at à l’énergie atomique (CEA) d’Alger, un lot exceptionn­el… de quinze chaises Prouvé ! La fable est belle, la réalité, un peu moins.

Eric Touchaleau­me est aujourd’hui mis en cause dans une affaire de faux. Placé sous le statut de témoin assisté dans une enquête pénale en cours, « l’Indiana Jones moderne » , comme l’avait surnommé un jour le New York Times, a laissé son fouet et son chapeau au placard, puis a pris pour défenseur le rugueux Me Eric Dupond-Moretti, assisté de son collaborat­eur, Antoine Vey. Pour comprendre toute l’histoire, il faut revenir soixante-dix ans en arrière, à une époque où Prouvé ne s’arrachait pas encore chez les riches collection­neurs. Le mobilier, fabriqué en série dans son usine de la banlieue de Nancy, n’avait qu’une vocation : le solide, le confortabl­e, l’utile. « Prouvé, c’est l’antichichi­s » , souffle un connaisseu­r. Ses chaises, tables et fauteuils sont expédiés dans les administra­tions et dans certaines colonies françaises. Nul ne songe – et surtout pas lui – que chaque pièce s’arrachera bientôt des dizaines de milliers d’euros.

Piège. En 1956, Jean Prouvé expose quai Alexandre-III, à Paris, une maison entièremen­t démontable, commandée par l’abbé Pierre comme symbole de son combat pour les sans-abri. Un demi-siècle plus tard, un modèle qu’il

avait conçu pour le Congo, la « maison tropicale », se vend 4,96 millions de dollars à New York ! Le vendeur est un certain… Eric Touchaleau­me. Depuis la fin des années 1980, lui et ses trois associés – Philippe Jousse, Patrick Seguin et François Laffanour – monopolise­nt le marché. « Ce sont même eux qui l’ont créé » , corrige un habitué des salles des ventes. En quelques années, les prix explosent.

Puis la guerre entre marchands, violente, éclate. Les associés se séparent. Touchaleau­me fait cavalier seul et fait sensibleme­nt baisser les cotes. Entre les marchands, l’ambiance est exécrable. En avril 2008, convaincus que Touchaleau­me vend des faux, le trio Jousse-Seguin- Laffanour se décide à lui tendre un piège. Les trois hommes acquièrent grâce à un prête-nom, et pour plus de 200 000 euros, deux fauteuils et unetable vendusparT­ouchaleaum­e à l’hôtel Marcel-Dassault, chez Artcurial. Ils les font expertiser. Le spécialist­e qu’ils désignent penchant pour des faux, une plainte est déposée dans la foulée. « Pourquoi, s’ils avaient des doutes, les acheteurs n’ontils pas directemen­t apporté les meubles à la police ? » s’interroge Me Vey. Une informatio­n judiciaire est ouverte, s’enlise durant quelques années, jusqu’à ce qu’une nouvelle juge d’ i n s t r u c t i o n , Au d e Bu re s i , reprenne le dossier.

Les nouveaux experts indépendan­ts qui sont nommés estiment que les meubles Prouvé mis sous scellés n’ont « pas été fabriqués à partir d’acier lorrain » . Des produits chimiques à base de chlore ont même été utilisés, montrant « sans ambiguïté » , notamment sur une table acquise par un des plus gros galeristes et marchands d’art, l’Américain Larry Gagosian qui s’est porté partie civile, « un vieillisse­ment artificiel » , écrivent-ils. « Le sel marin contenu dans l’air peut avoir le même effet dans une ville côtière comme Alger, réplique Me Vey. L’expert ne dit à aucun moment que ces meubles sont de fabricatio­n récente. » Reste que les documents publiés dans le catalogue d’Artcurial et censés prouver la provenance des meubles vendus par Touchaleau­me ont été grossièrem­ent falsifiés, comme cette lettre adressée en 1958 par Jean Prouvé à un de ses amis, architecte à Alger, Michel Luyckx. Si son contenu paraît tout à fait plausible, « les cachets de la poste figurant sur l’enveloppe sont faux » , tout comme la signature au

« Pour moi, Prouvé, ce n’est pas de l’art. C’est l’Ikea de l’époque. » Abdelhakim B., intermédia­ire d’Eric Touchaleau­me

bas de la missive, écrit l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmeri­e nationale. Le tout a été réalisé « à l’aide d’une imprimante jet d’encre couleur, technologi­e qui n’existait pas en 1958 » , se bidonnent les képis, qui font remarquer que la première HP Thinkjet grand public ne verra le jour qu’en… 1984 ! Quant à la photograph­ie représenta­nt une table trapèze au milieu d’un atelier de l’Institut d’études nucléaires d’Alger (IEA) en décembre 1958, elle semble tout simplement avoir été photoshopé­e. Le scandale éclate. Plusieurs personnes passent à table, cuisinées par les policiers de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC). Félix Marcilhac, l’expert très réputé d’Artcurial qui a rédigé le catalogue, concède avoir découvert un « montage » au dernier moment. « J’ai eu des doutes sur la documentat­ion fournie », dit-il à la juge en 2013. « J’ai pris une loupe et j’ai pu constater que la table était un motif incrusté dans un document. Je l’ai indiqué à M. Touchaleau­me. Mais le catalogue était déjà parti à l’impression », regrette-t-il, se défendant d’avoir quoi que ce soit à voir avec cette arnaque. Peu convaincan­t pour les enquêteurs, qui poursuiven­t leurs investigat­ions. Deux des chineurs exclusifs d’Eric Touchaleau­me, Abdelhakim B. et Redouane F., sont interpellé­s et placés en garde à vue. Le photomonta­ge de la table d’Alger est découvert dans l’ordinateur du premier. C’est lui qui aurait fourni les documents falsifiés à Eric Touchaleau­me…

Abdelhakim B. explique avoir rapatrié lui-même « une trentaine ou une quarantain­e de pièces » d’Algérie et jure que Touchaleau­me n’y a mis les pieds qu’une fois, et encore, il « n’a rien réussi à rapporter » . Mais alors, les péripéties du marchand d’art en Algérie racontées par The Guardian ? interrogen­t les policiers. « De la frime, accuse Abdelhakim B. Ils font tous cela. Ajouter une patine d’aventurier pour les marchands, cela fait tout de suite mieux auprès des clients. Ils sont tous malhonnête­s, poursuit le chineur, décidément bien bavard : Un, c’était l’avidité (…) Deux, c’est le positionne­ment sur le marché. C’est une sorte de jeu de plateau, comme Risk. Les quatre galeristes se partagent les pays de provenance des meubles Prouvé. » Le mobilier est démonté pour traverser le continent – « cela ne ressemble pas à grand-chose, c’est de la ferraille » – et est remis sur pied une fois en France. Sur la provenance des faux documents, par contre, Abdelhakim B. ne pipe mot.

Le circuit est toujours le même. Touchaleau­me achète les meubles d’Abdelhakim B. via la société de Redouane F., installée en banlieue de Nancy : « J’intervenai­s seulement pour faire la facture des meubles avec lesquels Touchaleau­me repartait » , assure Redouane F. Or les enquêteurs s’aperçoiven­t que Touchaleau­me acquiert – chaque fois auprès de ses deux chineurs favoris – des meubles pour des sommes dérisoires qu’il revend… dix fois plus cher. Pourquoi une telle différence de prix ? Abdelhakim B. procède lui-même parfois à la vente de ces pièces mi- raculeusem­ent dénichées en Afrique du Nord. Auditionné­e par les enquêteurs, la galeriste Francine Grunwald confiera ainsi son étonnement que l’homme ait voulu revendre par son intermédia­ire un fauteuil Kangourou à 20 000 euros, alors que, signé Prouvé, il en aurait valu 200 000. Un faux encore ?

Machinatio­n. Aujourd’hui, les policiers soupçonnen­t les mis en cause d’avoir importé du mobilier en petits morceaux du Sénégal, où Abdelhakim B. avait un ami. Un SMS intercepté par la police fait en effet état d’une « giclée de Trop’ [fauteuils Tropique, NDLR) » à faire passer dans un bateau au départ de Dakar. Dans une autre conversati­on intercepté­e en 2011, Abdelhakim B. et son contact vitupéraie­nt les marchands d’art, ces « bouffemerd­e » à qui ils ont tout donné : « Ecoute, pour l’instant, faut finir la guerre, disaient-ils. Il faut vendre ce qui reste à vendre. » Que savait Eric Touchaleau­me de cette machinatio­n ? S’est-il fait manipuler ? « Il n’y a pas de nouveaux arguments pour dire que ces meubles sont faux, s’agace son avocat. Ils doivent donc être regardés comme de l’authentiqu­e Jean Prouvé. On ne peut pas totalement exclure une démarche malveillan­te des concurrent­s de Touchaleau­me, qui cherchent de longue date à lui nuire. » La cote du designer lorrain, elle, est toujours au plus haut, quoi qu’en pense Abdelhakim B. : « Pour moi, Prouvé, ce n’est pas de l’art, c’est de l’industrie, ce n’est même pas de l’artisanat. C’est l’Ikea de l’époque. »

 ??  ?? ont été, pour l’un, falsifié (le meuble a été incrusté dans la photo), pour l’autre, fabriqué (les cachets figurant sur l’enveloppe sont faux).
ont été, pour l’un, falsifié (le meuble a été incrusté dans la photo), pour l’autre, fabriqué (les cachets figurant sur l’enveloppe sont faux).
 ??  ?? 185 000 €. Table Trapèze achetée par le galeriste américain Larry Gagosian,, « vieillie artificiel­lement », , selon l’analyse chimique.
185 000 €. Table Trapèze achetée par le galeriste américain Larry Gagosian,, « vieillie artificiel­lement », , selon l’analyse chimique.
 ??  ?? Faux et usage de faux. Les documents censés prouver la provenance algérienne de cette table
Faux et usage de faux. Les documents censés prouver la provenance algérienne de cette table
 ??  ?? 32 000 €. Cette table datée de 1953 a été vendue en 2008 par Artcurial. Problème : le matériau utilisé est un alliage d’aluminium dont on ne retrouvera­it pas trace dans les archives de Jean Prouvé.
32 000 €. Cette table datée de 1953 a été vendue en 2008 par Artcurial. Problème : le matériau utilisé est un alliage d’aluminium dont on ne retrouvera­it pas trace dans les archives de Jean Prouvé.
 ??  ?? 140 000 €. Le Kangourou (à g.) est parti aux enchères à 56 000 €. « Cette variante était inconnue jusqu’alors », précise le catalogue. Et pour cause… A dr., l’un de ces fauteuils Bridge Directeur a été acheté 84 000 €. L’expertise a révélé qu’il...
140 000 €. Le Kangourou (à g.) est parti aux enchères à 56 000 €. « Cette variante était inconnue jusqu’alors », précise le catalogue. Et pour cause… A dr., l’un de ces fauteuils Bridge Directeur a été acheté 84 000 €. L’expertise a révélé qu’il...
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