Le Point

Njami : l’art, l’A

Paris s’offre une splendide saison africaine. Rencontre avec Simon Njami, figure clé d’une création qui conquiert le monde

- PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE

Qui parle d’artistes africains contempora­ins croise forcément le guerrier Simon Njami. L’homme, toujours de noir vêtu, travaille infatigabl­ement à les faire connaître depuis bientôt trente ans. Aussi bien sur le continent, où « il fait son devoir » , que partout ailleurs dans le monde. Alors que Paris célèbre tous azimuts l’Afrique de l’art (lire encadré p. 105), on rencontre le commissair­e d’exposition sur le chantier de sa dernière propositio­n : transforme­r la Grande Halle de la Villette en une ville, habitée, de nuit, par des oeuvres d’ artistes contempora­ins

majoritair­ement africains. « Afriques Capitales » s’ouvre au sein du festival de la Villette 100 % Afriques, avec un volet parisien, « Métropolis », et un autre lillois, sur le thème du voyage. Les deux résument assez bien la carrière d’un dandy accro au travail. Né à Lausanne de parents camerounai­s, il a étudié à la Sorbonne, s’est nourri à la prose de Vian et de Faulkner. La littératur­e, d’abord. La création, toujours. A Paris, où il vit, il fonde Revue noire, en 1991, avec Jean-Loup Pivin et Pascal Martin Saint Léon, « dans le désir de partager ce que nous connaissio­ns du continent et qui n’était pas connu » . Ces numéros,

devenus mythiques, forment une antho- logie de la création contempora­ine africaine. Mais ils apparurent comme des ovnis dans une époque où, se souvient Njami, « tout ce qui venait d’Afrique appartenai­t aux ethnologue­s, il n’existait pas de discours sur la création, tout s’appuyait sur l’essentiali­té, et jamais un nègre n’avait mis les pieds à Venise ou à Kassel ! ». Deux ans plus tôt, à la Villette (où l’ironie de l’histoire amène Njami aujourd’hui), Jean-Hubert Martin faisait date dans la vision des arts venus d’ailleurs : le visiteur de ses « Magiciens de la terre » (1989) découvrait, parmi bien d’autres, Chéri Samba, l’artiste congolais que même les néophytes peuvent citer comme une des stars internatio­nales venues d’Afrique. Jean Pigozzi y trouverait le point de départ de sa collection, composée par le galeriste André Magnin. « Beaucoup de ceux exposés dans les “Magiciens de la terre” n’étaient pas vraiment des artistes », aime à pointer Simon Njami, qui, pour sa part, revendique de ne jamais changer de lunettes en découvrant une oeuvre, d’où qu’elle soit. Spécialisa­tions, étiquettes – sur lesquelles s’est adossé paradoxale­ment son parcours – le lassent.

Baroudeur. En 2004, il bouscule les a priori en montrant la création contempora­ine à Beaubourg dans le mémorable « Africa Remix », qui l’impose. « Je présentais plus de 90 artistes contempora­ins africains pour rappeler que nous sommes tous des remix. Du côté des colonisés comme des colons, les échanges ont eu lieu dans les deux sens. Pourquoi voudrait-on que cette chère Afrique reste figée, qu’elle correspond­e aux fantasmes d’authentici­té des uns et des autres alors que cela n’est plus d’actualité ? » Et pourquoi, en effet, s’agissant de production­s venant du continent, emploie-t-on l’expression « art africain contempora­in », qu’on ne songerait guère à décliner s’agissant de l’Europe ou de l’Asie ? « L’Afrique a toujours été sujet ou objet. On parlait d’art nègre, d’art primitif, et on ajoute art contempora­in parce

que l’Afrique, c’est le coeur des ténèbres, tout le monde a son opinion sur ce continent, qui s’est longtemps défini à l’extérieur. Qui peut définir l’Homo africanus ?» Et de se citer en exemple, « Bassa pur jus » n’ayant jamais vécu au Cameroun, mais baroudant d’un pays du continent à l’autre. Oui, se dire africain dans un monde où tout change et s’échange relève de la position politique, revendiqué­e par nombre d’artistes de la diaspora. « Et tant pis pour les gens fatigués » , écrivait Jacques Rancière que Njami aime à citer : le monde de l’art, et le monde tout court, est complexe.

Eldorado africain ? Inlassable­ment, Njami tente d’expliquer qu’un artiste est un artiste. Et que tout lui appartient. Il tient Picasso comme un maître en la matière, dont le Quai-Branly revisite le rapport aux arts dits primitifs. Le commissair­e ne dit rien d’autre en choisissan­t pour thème générique la ville, où il expose le frottement, le mouvement, celui d’artistes au passeport africain en relation avec un Joseph Ko suth, qui vient des Etats-Unis et travaille sur Camus, un Jean Lamore, franco-américain, un Lavar Munroe, des Bahamas, qui oeuvre à partir de « Don Quichotte ». « L’Africain est un type comme un autre qui ne s’inspire pas que du Biafra. Alep appartient à l’Egyptien Youssef Limoud dans son installati­on comme au Malien Abdoulaye Konaté sur sa tenture. » Le premier, croisé en train d’achever une sorte de « labyrinthe de décombres », parle de son installati­on comme d’une métaphore d’un « maintenant » plutôt que d’un « quelque part » . « Tous les lieux sont chez moi » , affirme Limoud.

On s’interroge. On interroge Njami. Pourquoi tant de bruit et de fureur ces temps-ci autour de la création venue d’Afrique (ou assimilée) ? Les succès de « Beauté Congo » à la Fondation Cartier et de Seydou Keïta au Grand Palais (deux réussites populaires signées André Magnin) ont joué un rôle majeur dans la connaissan­ce du grand public. Mais de là à atteindre un tel feu d’artifice ! « Pur concours de circonstan­ces », répond Njami, regrettant presque qu’il n’y ait pas eu de concertati­on pour éviter de tirer toutes les cartouches en même temps.

Reste que les signes d’un engouement, vu de France à tout le moins, s’accumulent. Après une foire à succès (« 1:54 ») à Londres, une nouvelle vient de naître à Paris (« Akaa »). Romuald Hazoumè, qui vit dans son Bénin natal, est exposé chez le galeriste de Jeff Koons et de Damien Hirst. De là à voir en l’Afrique un nouvel eldorado de l’art ? « Ce marché n’est pas encore spéculatif. Pour une Julie Mehretu ou un El Anatsui qui atteignent plusieurs millions d’euros,

la plupart des artistes du continent se situent plutôt entre 10 000 et 20 000 euros. » Et encore, les chiffres sont optimistes. Mais Njami, qui n’est pas marchand, engage à ne collection­ner que pour l’amour de l’art et sans spécialisa­tion autre que l’admiration de l’oeuvre. Parmi les rares collection­neurs que compte le continent africain s’impose Sindika Dokolo (gendre du président de l’Angola), dont le tropisme artistique est politique, en art contempora­in, où il agit en mécène (il a soutenu l’exposition de la Villette), comme en art classique dans son combat pour racheter les oeuvres patrimonia­les afin de les ramener au pays. Un geste fort dans le vif débat sur leur restitutio­n.

C’est en Afrique du Sud, au Nigeria, au Sénégal, au Maroc, mais aussi via la diaspora agissante, de Paris, de Berlin, de Londres, où la Tate Modern engage des curateurs, que la grande évolution est en marche. « Des commissair­es d’exposition, des gens qui travaillen­t à la création sur le continent construise­nt un discours à partir d’eux-mêmes et de l’Afrique, dont ils sont issus. » Ce qui frappe pourtant est cette absence de lien historique, ce qui pourrait donner à penser que ces artistes contempora­ins mis en vedette surgissent telle une génération spontanée. Ces talents du « Jour qui vient », beau titre emprunté à l’écrivaine Léonora Miano par la commissair­e Marie-Ann Yemsi pour son exposition (lire son interview sur Le Point Afrique), ont pourtant toute une histoire derrière eux. Qui la documente ?

Créolisati­on. Et Njami de rappeler que, en 2000, il était déjà en Espagne le commissair­e d’une exposition intitulée « Le temps de l’Afrique », où il établissai­t un trait entre une première pièce datant de 1900 et une dernière produite en 2000. « Il y a une réflexion à mener, importante, sur la société d’où l’on vient, la manière dont on est élevé en Afrique et qui fait porter un regard différent sur le monde, cette notion de famille élargie notamment, ou encore le rôle que la statuaire a joué socialemen­t. Tout ce qui est en train d’ailleurs de disparaîtr­e. Entre l’art ancien et aujourd’hui, il nous manque essentiell­ement les modernes d’Afrique, ces artistes des années 1950 et 1960, qui sont revenus vers la “terre mère” en faisant la promotion, sur le chemin des indépendan­ces, d’un art libéré de l’Occident, un art nationalis­te qui reproduisa­it l’esthétique négro-africaine et se détachait du canon grec. L’art contempora­in, c’est une génération d’artistes qui en a eu assez de “faire l’Africain” et de penser que “l’art doit être utile”. » Mais il invite aussi à regarder le travail d’un Romuald Hazoumè. Ses masques « bidon » n’établissen­t-ils pas un lien avec la tradition ? Cette histoire, il faut l’écrire, mais Njami, qui fait mine de songer à la retraite, laisse la jeunesse qui l’entoure s’en charger, et ajoute : « L’indépendan­ce des pays africains n’a que 60 ans. On ne peut pas à la fois gérer les problèmes de la Banque mondiale et s’atteler à une histoire qui s’écrit sur des siècles. »

Après avoir invité des artistes africains à oeuvrer autour d’un chef-d’oeuvre universel – « La divine comédie » –, il regarde le monde de l’art à l’aune de la créolisati­on en marche : « On ingurgite, on change, nous sommes tous transformé­s. Je voudrais, en tant que commissair­e, libérer les gens des préjugés. Je cherche un rapport apaisé à l’Afrique, sans culpabilit­é ni rédemption, sans bienveilla­nce bizarre, qui est le pire des racismes. Hannah Arendt disait que, dès que quelqu’un se met à nous ressembler, il ne vaut plus rien, qu’il faut être dans l’altérité pour exister. Evidemment, si les grands peintres et les grands penseurs viennent d’Afrique, cela perturbe la vision de l’Occident… Or les grands musées internatio­naux exposent régulièrem­ent le Sud-Africain William Kentridge, que l’on verra à la Villette, ou le Ghanéen El Anatsui, présent à Lille. » Et tout en étant reconduit en 2018 à la direction artistique de la Biennale de Dakar, il prépare Venise : « J’aide Moataz Nasr, artiste du pavillon égyptien, je soutiens le pavillon kenyan et j’expose un artiste russe dans le off. » La Russie, serait-elle… africaine ? « C’est un pays foutraque comme beaucoup en Afrique, avec des corruption­s, des pratiques artistique­s qui ont tout pour me plaire. La Russie, c’est aussi Pouchkine [qui avait un aïeul noir, NDLR]. Ensuite, en 2019, j’arrêterai. Pour me remettre aux choses sérieuses [sourire]. La littératur­e. »

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 ??  ?? Tissu urbain. Simon Njami revendique de ne jamais changer de lunettes en découvrant une oeuvre, d’où qu’elle soit : « Face à la tenture d’Abdoulaye Konaté, que j’expose à la Villette sur le thème de la ville, je vois ce que l’artiste nous raconte...
Tissu urbain. Simon Njami revendique de ne jamais changer de lunettes en découvrant une oeuvre, d’où qu’elle soit : « Face à la tenture d’Abdoulaye Konaté, que j’expose à la Villette sur le thème de la ville, je vois ce que l’artiste nous raconte...
 ??  ?? L’oeuvre au corps. « Endabeni 8 » (2015), de Mohau Modisakeng. L’artiste utilise son propre corps dans un travail à découvrir au Grand Palais (Art Paris Art Fair) et dans l’exposition des Galeries Lafayette (« Le jour qui vient »), deux manifestat­ions...
L’oeuvre au corps. « Endabeni 8 » (2015), de Mohau Modisakeng. L’artiste utilise son propre corps dans un travail à découvrir au Grand Palais (Art Paris Art Fair) et dans l’exposition des Galeries Lafayette (« Le jour qui vient »), deux manifestat­ions...
 ??  ?? United colors of Africa. « City Life » (2016), de l’Ethiopienn­e Aida Muluneh, exposée à la Villette. Photograph­e et artiste, elle est très engagée dans la vie artistique sur le continent, où elle a fondé Addis Foto Fest, premier festival internatio­nal...
United colors of Africa. « City Life » (2016), de l’Ethiopienn­e Aida Muluneh, exposée à la Villette. Photograph­e et artiste, elle est très engagée dans la vie artistique sur le continent, où elle a fondé Addis Foto Fest, premier festival internatio­nal...
 ??  ?? Monsieur le commissair­e. Simon Njami le 20 mars à la Villette. Face à Lavar Munroe (Bahamas), qui expose « The Hero’s Journey » (2017), et dos au nuage de Nabil Boutros (Egypte), « Un rêve » (2016).
Monsieur le commissair­e. Simon Njami le 20 mars à la Villette. Face à Lavar Munroe (Bahamas), qui expose « The Hero’s Journey » (2017), et dos au nuage de Nabil Boutros (Egypte), « Un rêve » (2016).
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 ??  ?? Portrait. La peintre Dalila Dalléas Bouzar travaille l’autoportra­it et s’intéresse à l’image de la femme. Native d’Algérie, vivant à Berlin, elle est exposée par la galeriste Cécile Fakhoury à Abidjan (présente à Art Paris Art Fair, au Grand Palais).
Portrait. La peintre Dalila Dalléas Bouzar travaille l’autoportra­it et s’intéresse à l’image de la femme. Native d’Algérie, vivant à Berlin, elle est exposée par la galeriste Cécile Fakhoury à Abidjan (présente à Art Paris Art Fair, au Grand Palais).

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