Les cheveux de bataille de Sofi Oksanen
La star des lettres finlandaises revient avec « Norma », un nouveau roman très noir. Rencontre à Helsinki.
«Ici, c’est l’endroit parfait pour se cacher ! raconte la romancière Sofi Oksanen. Récemment, un criminel en cavale y a vécu tranquillement sans se faire remarquer. » Nous sommes à Kallio, quartier populaire de Helsinki plutôt terne, tout en immeubles grisaillants, où Aki Kaurismäki a souvent posé ses caméras. Sofi, star des lettres finlandaises (400 000 exemplaires vendus en France pour « Purge » et une traduction dans une cinquantaine de pays), y habite. C’est aussi là que loge l’héroïne de son dernier roman, « Norma », un thriller où magie et réalisme brut se côtoient. Elle fréquente Le Joyeux Brochet, pub où nous retrouvons Oksanen autour d’un Irish coffee.
A première vue, la romancière, qui vient de fêter ses 40 ans, ne cherche pas à se cacher. Depuis ses débuts, son allure hautement travaillée est sa marque de fabrique. Monumentale chevelure zébrée de dreadlocks violettes et bleutées, tenues bouffantes aux allures gothiques, fard prune autour d’un regard vert : malgré ses lunettes rondes d’intello, Sofi Oksanen a davantage des allures de rock star que de rat de bibliothèque. Engagée, elle multiplie les prises de position publiques (dont, récemment, sur le poids persistant de l’impérialisme russe).
Pourtant, dès qu’il s’agit de parler d’elle, la voilà légèrement sur la réserve, comme toujours plus soucieuse de parler au nom des autres ou des combats collectifs. Même (et surtout ?) lorsqu’on évoque sa spectaculaire chevelure, à laquelle il est pourtant difficile de ne pas songer quand on se plonge dans « Norma ». Car il s’agit d’une réécriture de « Raiponce », conte autour d’une blonde aux boucles merveilleuses, que Sofi a découvert, fascinée, à l’âge de 6 ans. Norma, son héroïne, est contrainte de dissimuler ses cheveux, à la repousse perpétuelle et aux pouvoirs hallucinogènes, en les coupant constamment. Lorsque sa mère meurt sous une rame de métro, elle refuse de croire à un suicide et se lance dans une enquête à rebondissements, souvent émouvante.
Sur la jeune femme pèse une menace : l’existence d’un trafic de cheveux à l’échelle internationale. Sofi Oksanen s’est elle-même plongée dans la documentation relative à ce phénomène hallucinant (qui conduit même à des braquages de femmes, contraintes de se laisser couper les cheveux dans certains coins d’Amérique latine !), dont elle a découvert l’existence dans la presse. « Les cheveux, c’est tout de même un peu mon truc ! sourit-elle. J’ai eu plutôt honte de découvrir que j’étais complètement passée à côté de ce problème. »
Elle avait pour la première fois été alertée en apprenant que les salons de beauté, qui fleurissent en nombre en bas de chez elle, reposaient pour certains sur des filières de travail clandestin. « Le commerce de la beauté semble tellement innocent ! Et pourtant, en creusant, on découvre des formes modernes d’esclavage… »
Si Sofi Oksanen prend avec « Norma » des voies inattendues, on y retrouve quelques-unes de ses obsessions. En particulier l’exploitation de l’homme par l’homme, déjà au coeur de « Purge », roman historique évoquant les fantômes de la Seconde Guerre mondiale. Norma, qui doit son nom à Marilyn Monroe (née Norma Jean Baker), est l’une de ces victimes potentielles pour qui l’auteure prend passionnément fait et cause puisque ses cheveux fabuleux font d’elle la cible de toutes les convoitises. La romancière aime les solitaires, les monstres, les mélancoliques, et compose ici le portrait touchant d’une fille à la dérive. Un peu comme elle l’avait fait dans le survolté et pourtant délicat « Baby Jane », sur fond de téléphone rose, d’amour entre deux femmes et de Xanax. Ici, le suspense psychologique (Norma pourra-t-elle apprendre à vivre parmi les hommes ?) compte au moins autant que les révélations progressives de l’enquête.
Au coeur des préoccupations de Sofi Oksanen : la place des femmes dans la société et la lutte contre l’exploitation de leurs corps.
Révoltée. Au coeur des préoccupations de Sofi Oksanen : la place des femmes dans la société et la lutte contre l’exploitation de leurs corps. Car à cette sombre histoire de trafic de cheveux se superpose une juteuse affaire de mères porteuses (une pratique illégale en Finlande). Là encore, la romancière a tout lu et a désormais un avis bien tranché. « L’illégalité encourage à aller à l’étranger dans des conditions douteuses. C’est pourquoi le principe des mères porteuses devrait être autorisé, mais sous surveillance médicale. Actuellement, elles sont du bétail, traitées comme un produit de consommation. Personne ne se préoccupe de ce qui advient d’elles sur le long terme. » La féministe y voit un signe de l’inégalité obstinée entre hommes et femmes – sujet sur lequel elle s’emporte volontiers. « Le business de la fertilité encourage l’idée que la seule façon correcte d’être authentiquement une femme, ou même un être humain digne de ce nom, c’est d’avoir un enfant. Dans les pays occidentaux, le mythe de la mère est très puissant. Vous devez rendre des comptes si vous n’avez pas d’enfant. » Elle-même n’en a pas à ce jour – « mais on vous passe toujours plus de choses quand vous êtes une artiste »… et, encore plus, une rock star des mots
« Norma », de Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli (Stock, 396 p., 22 €).