Arménie, aux sources du christianisme
Entre monastères millénaires et paysages bigarrés, le voyage dans ce haut pays de la chrétienté prend des allures de pèlerinage.
Langue arrachée, estomac ouvert et vidé, yeux crevés, corps découpé en morceaux… Sainte Hripsimé n’a pas volé sa canonisation. Dans l’église qui porte son nom, à Etchmiadzin, la messe du samedi attire une foule dévote et recueillie. Dans des brouillards d’encens, pères de famille aux mains jointes, femmes coiffées d’un foulard et ados armés de smartphones se pressent devant l’autel surélevé entre des piliers noircis par la fumée des chandelles. Des chants à faire s’agenouiller un chêne s’élèvent d’un choeur de vestales raphaélites. Après avoir allumé un cierge, il n’y a plus qu’à se retirer à reculons jusqu’à la porte sans tourner le dos à l’autel, comme le veut la tradition. Un exercice bien périlleux pour le profane. Une foi chrétienne originale, véritable ciment du peuple arménien, souffle sur ces hauts plateaux depuis deux mille ans. Elle a balayé le pays comme une lame de fond, laissant dans son sillage un formidable patrimoine architectural : 4 000 monastères ou églises majeures, dont 10 % à peine sont à proximité d’une route.
A quelques portées de cantiques, dans la région de Vayots Dzor, au centre du pays, les randonneurs se faufilent entre des collines. Des paysans, moustache au vent et pantalon rentré dans les bottes, conduisent leurs troupeaux à légers coups de badine. Sous les casquettes, des regards d’aigle et des sourires aurifères. Ici, les molosses des bergers ont les oreilles coupées pour ne pas offrir de prise aux mâchoires des loups.
La montée vers le monastère de Tsaghats Kar se fait au rythme des poires et des prunes picorées le long du sentier. Devant l’une des églises perdues dans les herbes folles, deux grands khatchkars adressent leur prière muette au ciel limpide. Ces stèles de grès ornées de croix sculptées, symboles de victoire de la vie sur la mort, attendent le retour du Christ depuis bientôt mille ans. Engoncé dans un improbable costume à carreaux, un gardien venu d’un village voisin jette un oeil sur ces pierres vénérables depuis l’ombre généreuse d’un noyer : des légendes de trésors enterrés sous les khatchkars enflamment parfois les imaginations…
Tatev, perché sur son piton rocheux, Noravank et son église aux escaliers vertigineux, Geghard et ses cellules troglodytiques… les monastères se suivent et ne se ressemblent pas. Du côté des gorges de Vorotan, on pensait faire un break profane le temps d’une balade dans les ruines des villages abandonnés. Mais, en Arménie, la religion a tôt fait de vous rattraper. Le dernier habitant de Shinuhayr est un vieillard noueux comme un cep de vigne qui attend patiemment la mort, seul aux portes de sa maisonnette. Sa tombe, à dix mètres, est déjà prête.
Non loin de là, on déjeune, sous le pampre, de petits poivrons marinés et de fromage de brebis en écoutant des histoires de kolkhoze et de Sibérie. Bientôt, une bouteille d’eau-de-vie maison fait son apparition et il faut boire à la Sainte-Trinité : un verre pour le Père, un autre pour le Fils et le dernier pour le Saint-Esprit