Le Point

Un « homme de paroles »

- PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE GOLLIAU

Le prosélytis­me, effectivem­ent, peut poser problème, car il entraîne la concurrenc­e entre les religions. Or toutes sont plus ou moins prosélytes : l’évangélisa­tion du monde est la mission première de l’Eglise. C’est tout aussi vrai de l’islam. Même le judaïsme a cherché par le passé à accroître le nombre de ses fidèles. A Rome, Poppée, la femme de Néron, était une convertie. S’il n’est plus prosélyte, c’est que, pourchassé à partir de l’édit de Constantin en 313, qui a fait du christiani­sme la religion officielle de l’Empire romain, il s’est refermé sur lui-même pour se protéger. C’est l’écrasement de la croyance de l’autre, le sentiment de supériorit­é qui fait exploser la violence et stimule la concurrenc­e entre prosélytis­mes. C’est le cas aujourd’hui avec le zoroastris­me : la religion de Mazda, hier religion officielle de l’Empire perse mais devenue minoritair­e à partir de la conquête musulmane en Asie centrale, suscite maintenant des conversion­s dans les population­s musulmanes du Kurdistan, lassées par Erdogan ou Daech.

Pensez-vous que les religions puissent être rationnell­es, comme le revendique le thomisme au sein du christiani­sme ?

Oui, mais trop peut-être. Ce savant a voulu créer au milieu du XIXe siècle une religion « positivist­e », avec ses prêtres et ses rituels, qui, fondée sur la science, permette d’améliorer la condition humaine. A certains égards, je me rangerais volontiers de ce côté-là. Mais c’était une religion sans foi qui soulève les montagnes, sans désir puissant de conquête. Elle n’a pas pu se développer, car elle était justement trop rationnell­e. Le positivism­e ne parlait pas suffisamme­nt à l’imaginatio­n et à la sensibilit­é. Il ne pouvait pas grandchose contre la puissance du catholicis­me. 1936 Naissance à Carthage (Tunisie). 1955-1959 Formation à l’Ecole normale supérieure. 1977 Enseigne à l’Ecole pratique des hautes études. 1985 « L’homme de paroles » (Fayard). 1987 « Le français et les siècles » (Odile Jacob). 1988 Election au Collège de France à la chaire de théorie linguistiq­ue. 1992 « Le souffle de la langue » (Odile Jacob). 1995 Médaille d’or du CNRS. 1996 « Combat pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures » (Odile Jacob). 2012 « Contre la pensée unique » (Odile Jacob).

Les religions révélées entendent rassurer l’humanité en se disant raisonnabl­es, mais force est de constater que ceux qui, en leur sein, ont voulu défendre la raison se sont heurtés à des opposition­s très fortes. En islam, ceux qui sont allés peut-être le plus loin sont les mutazilite­s, qui ont affirmé que le Coran était l’oeuvre des hommes, non de Dieu. Mais, comme on le sait, ils ont échoué. Le thomisme, héritier de saint Thomas d’Aquin, a pu s’imposer dans l’Eglise, mais il n’est plus aujourd’hui à l’ordre du jour de manière probante. Les religions sont difficilem­ent rationnell­es, car elles sont des produits de l’instinct, qui entend conjurer l’inévitable : la vieillesse, la maladie, la mort. Chacune a sa méthode. Le bouddhisme commande de se détacher de la souffrance. Les monothéism­es refusent le mal et la liberté

Et le transhuman­isme, qu’en pensezvous ?

Que du bien. Evidemment, l’état actuel de la science fait considérer comme un excès son désir d’allonger la vie humaine en conjurant le vieillisse­ment et de différer la mort. Mais, ce qui me plaît, c’est son projet : comme le bouddhisme, il entend lutter contre la précarité de la condition humaine et ses souffrance­s. Si, au IVe ou au Ve siècle avant l’ère chrétienne, Bouddha avait eu à sa dispositio­n les connaissan­ces scientifiq­ues actuelles, il est très probable qu’il les aurait utilisées. Parce que cela aurait aidé l’homme à vivre mieux. Et là est l’essentiel. Mais, comme il n’en disposait pas, il a insisté sur le travail intérieur et l’esprit, notamment par le biais de la méditation. C’était du bon sens. Pour moi, les seules solutions pour conjurer nos peurs sont la recherche opiniâtre des lois de l’Univers et de la manière de réagir avec elles, ce qui passe par le culte de la raison et de l’esprit humain. Le même esprit qui a su créer des religions peut, grâce à une science maîtrisée, à l’inventivit­é et à la créativité, produire un homme amélioré. Le culte de l’esprit, c’est le message que je veux faire passer dans ce livre

Odile Jacob, 240 p., 21,90 €.

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